mercredi 27 mars 2019

"La croissance de l’État et celle du marché sont intimement liées..."

Dans le dernier numéro d’Éléments je retrouve, sous la plume de Guillaume Travers ("Les dangers d’une « société sans cash »") une idée qui m’est chère et que j’ai encore exprimée il y a quelque temps. La voir dans un article par ailleurs intéressant m’encourage à enfoncer le clou : 

"La croissance des États centralisés s’est opérée - d’abord sous l’absolutisme, puis avec la Révolution - par la destruction systématique [des] modes d’organisation intermédiaires, non monétaires, informels. La raison en est simple : pour pouvoir croître et lever des ressources fiscales, les États avaient besoin que les échanges soient formalisés, donc marchands. Tout ce qui demeurait non marchand échappait à l’impôt. Ainsi, la croissance de l’État et celle du marché sont intimement liées, et ont toutes deux contribué à faire disparaître les interactions communautaires et les structures intermédiaires qui avaient jusque-là joué un rôle prépondérant."

L’État moderne et le marché ont besoin tous deux de fluidité, d’homogénéité, de circulation. Tout ce qui est de l’ordre du particularisme, de la rupture, spatiale, temporelle, mentale, culturelle, est vécu par ces forces convergentes comme un obstacle. Le besoin de lever l’impôt est ici à la fois cause et effet, plus que simplement cause. Mais nous revenons à ce thème : libéralisme et État moderne sont apparus ensemble et l’un grâce (ou à cause…) de l’autre. 



Je dois par ailleurs chipoter M. Travers sur un point, parce qu’il commet une erreur, ou une approximation, trop répandue, en donnant, quelques lignes avant ce passage, une mauvaise interprétation de la structure maussienne du don/contre-don : je ne sais pas s’il exista une seule société dans laquelle les échanges auraient été fondés uniquement ou même principalement sur cette structure. Elle a toujours coexisté avec d’autres, c’est d’ailleurs toujours le cas actuellement. Ce que Mauss met à jour n’est pas tant un mode d’échange concurrent du mode d’échange marchand et/ou étouffé par lui (même si bien sûr l’échange marchand vient rogner son domaine d’application), qu'une façon d’échanger, codifiée (plus ou moins explicitement) et agonistique, que l’on retrouve selon lui, à côté d’autres, dans toutes les sociétés humaines. - Au surplus, je ne vois pas trop comment pourrait fonctionner une société où l’on devrait rendre à chaque fois plus que ce que l’on vous a donné, cela donnerait une espèce de suicide collectif et masochiste… qui pour le coup évoque plutôt notre « civilisation » !