"Loin de l’exaltation ingénue."
Passionnante, l’anthologie de Simon Leys, mais je vais revenir à un autre fil, pour parler comme M. de Villiers…, qui n’est pas sans rapport d’ailleurs avec certaines idées de François de Sales dans le texte d’hier. Il s’agit, pour aller vite, de notre relation à la beauté du monde, à la fois en tant que telle (question théologico-philosophique, d’où la thématique païenne n’est pas absente, notons-le), et depuis l’avènement de la modernité (question esthético-politique), modernité dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’est pas charitable envers la beauté, qu’elle fait même tout pour la détruire, processus toujours en cours. (Les vieux habitués savent que depuis le début de ce blog j’ai tendance à assimiler modernité et post-modernité, ce qui était déjà d’ailleurs un point de vue catholique, je n’en avais alors aucune conscience).
A la rencontre de ces thématiques, les méditations de Starobinski sur la prise en charge de l’expression de la beauté du monde par la poésie à partir de la Renaissance (première modernité…). Je vous ai cité il y a quelque temps un texte de lui sur Y. Bonnefoy. Quelques lignes de Martin Rueff, préfacier et éditeur de La beauté du monde, justement, le recueil d’articles de J. Starobinski dans la collection "Quarto", vont nous permettre de poursuivre dans cette direction :
"On sera peut-être surpris par la place occupée par la poésie dans cette anthologie. C’est que, pour exhausser la beauté du monde, le poète est requis - et, requis, il nous requiert. Une longue fidélité unit Jean Starobinski aux poètes de la tradition - elle va d’Homère et Virgile à Jouve, Bonnefoy, Jaccottet et Celan. Ce point est singulier. S’il existe quelque chose comme une école de Genève - celle qui irait de Thibaudet à nos jours et dont les grands maîtres furent Marcel Raymond, Jean Rousset, mais aussi Albert Béguin ou Jean-Pierre Richard - ces belles pièces rapportées -, et, plus proches de nous, Michel Jeanneret ou Laurent Jenny, elle se signale par le rôle que tous les critiques qui s’en réclament accordèrent au poème dans leur enseignement et dans leur recherche, dans leurs paroles vives ou écrites. Le contraste est saisissant : ni Roland Barthes ni Gérard Genette ne firent confiance au poème. Les plus grands gestes de la poétique française finirent par évacuer le poème. On pourrait dire les raisons de cette défiance. On en mesure les conséquences (l’une, inattendue, est que le poème devint en France l’affaire des philosophes). Pour le maître de l’école de Genève, le poète est le préposé à la beauté du monde.
Dans le dialogue de Platon qui traite de l’origine des mots, le Cratyle (416b), Hermogène et Socrate se tournent vers l’étymologie difficile à saisir du mot kalon - le beau. Selon un jeu de mot puissant, l’origine du mot beau serait l’appel de la pensée, car appeler se dit kalein. La pensée appelle et ce qu’elle appelle, ce sont des beautés (ta kala). La beauté appelle. Nous qui sommes accoutumés à penser la beauté du monde comme une rencontre ou un choc visuel, tournons-nous un instant vers la nature de son appel car il nous fait entendre la nécessité des oeuvres. Hermis, un commentateur du Phèdre - autre dialogue de Platon -, écrit : « C’est pourquoi beau, kalon, se dit du fait d’appeler vers soi-même les amants. » Nous n’avons pas de difficulté à penser la beauté de l’amant comme un appel, irrésistible, prolongé, et difficile parfois à formuler. Dans le Banquet, ce dialogue qui scelle parmi les plus importantes paroles de l’Occident sur l’amour, Platon explique que la vision amoureuse d’un corps « engendre de beaux discours ». Les Pères de l’Église sauront donner une origine à la beauté du monde - c’est le Verbe divin qui appelle les choses à être."
Et, deux pages plus tôt dans le même texte :
"C’est sous le titre La Beauté du monde, la littérature et les arts que nous avons recueilli un ensemble d’études voué à célébrer les expressions artistiques par lesquelles les hommes scellent leur pacte avec la beauté du monde, se nourrissent d’elle et la rehaussent quand tant d’autres l’abaissent, seuls ou en groupes. C’est en effet de pacte qu’il faut parler - d’un pacte qui signifie la croyance aussi à la force des oeuvres de création. Jean Starobinski aura traversé le siècle de la destruction des hommes, qui fut aussi celui de la tentative de faire disparaître leurs traces et d’abolir leurs oeuvres. Au chant II de son grand poème L’Africa, Pétrarque distingue trois morts que même les hommes illustres sont appelés à connaître : leur mort physique, la destruction de leur tombeau - c’est-à-dire l’effacement de ceux qui devaient se souvenir du mort -, la mort enfin qui frappera leur livre - iam sua mors libris aderit. Il ne pouvait pas imaginer, au XIVe siècle, que cette mort pourrait frapper l’ensemble du monde des oeuvres. Loin de l’exaltation ingénue, la célébration de la beauté du monde est une tâche et une mission."
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