jeudi 11 avril 2019

"Un massif français qui, lui, présentait cohérence et originalité, et offrait de surprenantes ressources…"





Dans l’agréable liminaire à son anthologie La mer dans la littérature française (2003), Simon Leys explique : 

"Mon idée première avait été de faire une anthologie de « La mer dans la littérature » en général (depuis la Bible, Homère et Virgile, jusqu’à Dana, Melville, Conrad, en passant par Su Dongpo, Camoens, Defoe et quelques autres), mais bientôt je mesurai mieux l’énormité naïve et incohérente de ce projet ; de plus, en ce qui concerne le si riche domaine anglo-américain, il me parut futile de chercher à faire concurrence aux excellentes anthologies déjà disponibles en anglais. Enfin et surtout, je m’aperçus rapidement que, dans l’amoncellement chaotique de mes premiers matériaux, il se dessinait déjà un massif français qui, lui, présentait cohérence et originalité, et offrait de surprenantes ressources. 

A la différence de l’Angleterre dont la langue et la civilisation sont intimement liées à la mer (pour des raisons historiques et géographiques bien évidentes), la France, dont les entreprises maritimes ne furent pourtant guère moins considérables, n’a pas vraiment réussi à en intégrer la mémoire dans sa culture. C’est que la France des marins fut avant tout une France provinciale - celle des Flamands, des Normands, des Bretons, des Gascons, des Basques et des Provençaux - tandis que, de Paris, hélas, la mer est trop souvent demeurée invisible. Et pourtant elle n’a jamais cessé d’inspirer les écrivains les plus divers ; cette présence de la mer dans notre littérature est donc bien réelle - mais peut-être n’apprécie-t-on pas encore suffisamment son importance. J’espère que mon anthologie pourra tant soit peu contribuer à dissiper cette méconnaissance."

Ce qui ne serait pas un mal, à la fois par souci de la vérité et parce que, mine de rien, le domaine territorial maritime de la France est, je crois, le plus important du monde… mais sans doute nos élites, si ce n’est françaises, en tout cas parisiennes, auront-elles à coeur de le brader rapidement, comme le reste.

 - Eh oui, j’emprunte cette anthologie pour me divertir, et la mélancolie décliniste revient vite… Je pourrais vous citer aussi une remarque de S. Leys sur le fait que la mémoire collective française ait plus retenu les géants imaginés par Rabelais que les "vrais géants" dont ils furent contemporains, Jacques Cartier en tête, mais je vais plutôt, avant de vous quitter, reproduire un savoureux passage de Stevenson, qui se trouve dans une note appelée ci-dessus à la fin de la parenthèse sur "les raisons historiques et géographiques bien évidentes" qui poussent l’Anglais à entretenir un rapport particulier et privilégié à la mer (je ne signale pas les coupures, dont j’ignore si elles sont de Simon Leys ou de l’anthologie de J. Raban à qui il emprunte ce texte) : 


"Si un Anglais veut se targuer de sentiments patriotiques, ce doit être à propos de la mer. La mer est notre accès et notre rempart ; elle a été le théâtre de nos plus grands triomphes et périls. Les affres dont souffrent les visiteurs continentaux entre Calais et Douvres ont toujours quelque chose qui enchante la vanité anglaise. Nous nous considérerions indignes de nos descendants si nous ne partagions pas l’arrogance de nos aïeux et ne nous flattions pas de cette prétention que la mer est anglaise. Même là où elle s’étend sous les canons et les créneaux des nations étrangères, nous la considérons comme une sorte de cimetière anglais où reposent les os de nos ancêtres navigateurs en attendant les trompettes du Jugement dernier ; car je ne pense pas qu’aucune autre nation ait perdu autant de navires ou poussé autant de braves gars à faire le grand plongeon."