vendredi 17 mai 2019

(Du mal à trouver un titre. Tant pis.)

Feuilletant Le Règne de la Quantité, que j’ai lu il y a quelques années, je constate que mes sentiments à l’égard de Guénon ne semblent guère avoir de raisons d’évoluer. Il peut toujours m’intéresser et m’irriter au sein de la même page et parfois de la même phrase, je crois toujours aussi peu à sa fameuse et fumeuse Tradition primordiale ; et, bien que ce ne soit pas le sujet des passages que je viens de relire, je crains que ce si grand savant n’ait pas compris grand chose aux traditions occidentales. Ceci étant, il serait difficile de nier l’importance de certaines des analyses que l’on trouve dans ce livre, paru en 1945, analyses que l’évolution du monde a souvent confirmées. 

On pourrait néanmoins se demander si, avec le transhumanisme, ne se produit pas (au présent de l’indicatif, au futur de l’indicatif, au conditionnel ?) une sortie du règne de la quantité et l’apparition d’un nouveau régime de la quantité - qu’en ses délires kabbalistiques on peut juger sataniste, mais certes pas purement de l’ordre du quantitatif. - J’émets cette hypothèse et en arrive à la citation du jour, dont vous constaterez, si vous la lisez en entier, qu’elle n’est d’ailleurs pas tout à fait sans rapport avec ces remarques. Je nettoie, si vous me passez l’expression, le texte de Guénon de quelques considérations sur l’initiation et la Tradition qui ne me semblent pas centrales (mais que lui aurait bien sûr estimé primordiales), allons-y : 

"La vérité est que cet esprit moderne, chez tous ceux qui en sont affectés à un degré quelconque, implique une véritable haine du secret et de tout ce qui y ressemble de près ou de loin, dans quelque domaine que ce soit. (…) Au fond, le véritable secret, et d’ailleurs le seul qui ne puisse jamais être trahi d’aucune façon, réside uniquement dans l’inexprimable, qui est par là même incommunicable, et il y a nécessairement une part d’inexprimable dans toute vérité d’ordre transcendant. (…) Mais, bien entendu, ce sont là des choses dont le sens et la portée échappent entièrement à la mentalité moderne et à l’égard desquelles l’incompréhension engendre tout naturellement l’hostilité ; du reste, le vulgaire éprouve toujours une peur instinctive de tout ce qu’il ne comprend pas, et la peur n’engendre que trop facilement la haine, même quand on s’efforce en même temps d’y échapper par la négation pure et simple de la vérité incomprise ; il y a d’ailleurs des négations qui ressemblent elles-mêmes à de véritables cris de rage, comme par exemple celle des soi-disant « libres penseurs » à l’égard de tout ce qui se rapporte à la religion. 

La mentalité moderne est donc ainsi faite qu’elle ne peut souffrir aucun secret ni même aucune réserve ; de telles choses, puisqu’elle en ignore les raisons, ne lui apparaissent d’ailleurs que comme des « privilèges » établis au profit de quelques-uns, et elle ne peut souffrir non plus aucune supériorité ; si on voulait entreprendre de lui expliquer que ces soi-disant « privilèges » ont en réalité leur fondement dans la nature même des êtres, ce serait peine perdue, car c’est précisément là ce que nie obstinément son « égalitarisme ». Non seulement elle se vante, bien à tort d’ailleurs, de supprimer tout « mystère » par sa science et sa philosophie exclusivement « rationnelles » et mises « à la portée de tout le monde » ; mais encore cette horreur du « mystère » va si loin, dans tous les domaines, qu’elle s’étend même jusqu’à ce qu’on est convenu d’appeler la « vie ordinaire ». Pourtant, un monde où tout serait devenu « public » aurait un caractère proprement monstrueux ; nous disons « serait », car, en fait, nous n’en sommes pas encore tout à fait là malgré tout, et peut-être même cela ne sera-t-il jamais complètement réalisable, car il s’agit encore ici d’une « limite » ; mais il est incontestable que, de tous les côtés, on vise actuellement à obtenir un tel résultat, et, à cet égard, on peut remarquer que nombre d’adversaires apparents de la « démocratie » ne font en somme qu’en pousser encore plus loin les conséquences s’il est possible, parce qu’ils sont, au fond, tout aussi pénétrés de l’esprit modernes, que ceux-là mêmes à qui ils veulent s’opposer. [Probable allusion aux différents totalitarismes. Guénon évoque ensuite l’architecture moderne, je coupe un peu.] Les hommes qui sont capables de se soumettre à une telle existence sont vraiment tombés à un niveau « infra-humain », au niveau, si l’on veut, d’insectes tels que les abeilles et les fourmis ; et on s’efforce du reste, par tous les moyens, de les « dresser » à n’être pas plus différents entre eux que ne le sont les individus de ces espèces animales, si ce n’est même moins encore. 

Comme nous n’avons nullement l’intention d’entrer dans le détail de certaines « anticipations » qui ne seraient peut-être que trop faciles et même trop vite dépassées par les événements, nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet, et il nous suffit, en somme, d’avoir marqué, avec l’état auquel les choses en sont arrivées présentement, la tendance qu’elles ne peuvent pas manquer de continuer à suivre, au moins pendant un certain temps encore. La haine du secret, au fond, n’est pas autre chose qu’une des formes de la haine pour tout ce qui dépasse le niveau « moyen », et aussi pour tout ce qui s’écarte de l’uniformité qu’on veut imposer à tous ; et pourtant il y a, dans le monde moderne lui-même, un secret qui est mieux gardé que tout autre : c’est celui de la formidable entreprise de suggestion qui l’a produit et qui entretient la mentalité actuelle, et qui l’a constituée et, pourrait-on dire, « fabriquée » de telle façon qu’elle ne peut qu’en nier l’existence et même la possibilité, ce qui, assurément, est bien le meilleur moyen, et un moyen d’une habileté vraiment « diabolique », pour que ce secret ne puisse jamais être découvert." 

Les guénoniens sont souvent complotistes, et l’on peut faire de ces dernières remarques, à la vérité je pense discutables (que veulent vraiment dire ici « constituée » et « fabriquée » ?), des interprétations plus ou moins, justement, complotistes. J’irai au plus simple, me contentant de les rapprocher de la fameuse phrase de Baudelaire que je vous cite de temps à autre, une phrase qu’il est précisément utile, voire indispensable, de rappeler périodiquement : "La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu'il n'existe pas.". Guénon retrouve ici à bon escient cette vérité - vérité au moins d’un point de vue psychologique et intellectuel : c’est souvent lorsque l’on ne voit pas "où est le problème", ou "quel est le problème", que cela pose problème et/ou prouve qu'il y a un vrai problème… 

Une remarque pour finir : peut-être aurez-vous été sensible à la tonalité "murayenne" de la première partie de ce texte, que ce soit le thème (la haine du secret) ou certaines formulations ("bien entendu, ce sont là des choses dont le sens et la portée échappent entièrement à la mentalité moderne…" : combien de fois Muray a-t-il écrit des phrases semblables ?). J’ignore si l’auteur du 19e siècle à travers les âges avait lu Guénon, et Muray me semble-t-il était du genre à ne pas étaler toutes ses influences, a fortiori si elles n’étaient pas politiquement correctes (il m’a fallu lire Maurras pour comprendre tout ce que Muray lui avait piqué, par exemple) ; il avait en tout cas lu Maistre, qui fut une influence très importante, bien qu’il ne l’ait pas crié sur les toits, pour Guénon ; Maistre dont Baudelaire, tiens donc, disait qu’il lui avait appris à raisonner… Voilà une petite galaxie intellectuelle réactionnaire amusante, non exempte d’ailleurs de franc-maçonnerie - Maistre a été maçon ; Guénon voyait dans la maçonnerie l’ésotérisme proprement occidental et avait un goût, que l’on retrouvera chez son héritier félon Abellio, pour les sociétés secrètes. - Si l’on veut continuer d’ailleurs ce petit jeu de rapprochements, on notera qu’Abellio a beaucoup écrit sur le rôle eschatologique de la Russie, qui fut la patrie d’exil de Maistre après une Révolution française que celui-ci jugeait diabolique. - Mais arrêtons-nous là : d’une part il ne faudrait pas diluer l’importance éventuelle de ces remarques et rapprochements dans des associations sans fin ; d’autre part continuer sur la Russie pourrait nous amener à d’autres sortes de considérations, pour utiliser un terme maistrien, qui mériteraient, au moins, une note à part. - A demain !