vendredi 10 mai 2019

"Par la seule force des lois adorables…"




Deux grands antisémites, Marc-Édouard Nabe (qui n’est pas d’extrême-droite, mais dont la vision du monde est d’ordre fasciste), et Alain Soral surtout peuvent râler, le fait est là : l’extrême-droite française, fût-ce chez certains de ses représentants avec quelques arrière-pensées, est de plus en plus ouvertement pro-israélienne et anti-antisémite. 

Les raisons peuvent varier. Le pur et simple opportunisme politique, tant le mouvement touche d’autres pays que la France, et tant se faire taxer d’antisémite reste un terrible handicap pour qui veut peser sur le combat politique ; le plaisir de voir quelqu’un, en l’occurence les Israéliens, mettre de temps en temps une branlée à des Bougnes ; une inspiration ou aspiration identitaire jugée analogue ; une admiration pour ce qui se construit là-bas, en terrain hostile ; un vrai sentiment de proximité si ce n’est religieux, du moins culturel ou, comme on dit maintenant, civilisationnel. 

Je pensais à tout cela en découvrant - le terme n’est pas abusif, car si j’ai lu le livre il y a quelques années, j’avais complètement oublié ce texte - les lignes qui vont suivre, issues du Sang du Pauvre. Je me disais aussi que si ce que je peux penser de ce que l’on appelle le conflit israélo-palestinien n’a pas beaucoup changé depuis des années 

- en gros : ça ne me passionne pas ; je n’ai jamais eu l’impression qu’un règlement heureux de la question palestinienne changerait grand-chose au sort du monde ; puissent tous ces gens aboutir à des solutions aussi humaines et pacifiques que possible, et puissent-ils par ailleurs nous foutre la paix et arrêter de nous mêler à leurs histoires, comme si nous n’avions en ce moment que ça à faire -

, ma lecture en cours de l’Ancien Testament en revanche, d’une part me permettait de mieux comprendre certaines façons juives de voir l’histoire en général et l’histoire juive en particulier, d’autre part ne pouvait que susciter un certain sentiment d’identification prémonitoire, à la lecture des coups du sorts qui frappent le peuple juif lorsqu’il se met à désobéir à son Dieu, c’est-à-dire, pour l’exprimer en termes non religieux, à sa vocation propre, un sentiment d’identification prémonitoire entre cette histoire qui se prolonge depuis au moins 2000 ans, et ce qui risque d’être notre histoire future, si la France persiste à se laisser mourir. (Car un problème pratique alors se posera : que fera-t-on des Français qui seront encore vivants une fois leur pays dissous, disparu, envahi, occupé, etc. ? Iront-ils quelque part, et où ?)

De ce point de vue d’ailleurs, et quitte à donner l’impression d’arriver avec mon nouveau savoir à peine digéré et de vouloir en remontrer à tout le monde, je suis frappé de voir à quel point les subtils rapports entre force et faiblesse qui caractérisent le christianisme et une partie du judaïsme sont esquivés aussi bien par certains antichrétiens de droite que par certains chrétiens : des deux côtés, on semble ne voir dans le christianisme qu’une religion de la faiblesse et des victimes. Est-ce un legs pervers ou un mimétisme regrettable des ou avec les aspects les plus déplaisants et hypocrites du judaïsme plaintif et victimaire ? Un oubli par le christianisme de ses propres principes, lui a qui a tout de même repris à son compte les vertus cardinales antiques, au nombre desquelles figure la force ? (Importance ou nécessité de la force sur quoi Claudel insiste à plusieurs reprises au début de Je vous salue Marie.)

Quoi qu’il en soit, il ne me semblait pas complètement inutile de vous livrer ces réflexions diverses, avant que de citer cet éloge très-philosémite-mais-pas-seulement, par Léon Bloy, donc, de certains traits du peuple juif en général, et de la poésie et de la personnalité de Morris Rosenfeld, en particulier. 


"Chapitre XII. L’Avoué du Saint-Sépulcre.

Oui ! du Saint Sépulcre ! et il s’agit d’un Juif, d’un poète Juif, tout à fait extraordinaire, qui ne s’est jamais converti. Mais il fut juif dans la profondeur et, par conséquent, le plus grand poète qu’ait eu le Pauvre, ce qui le mit très-près du Tombeau de Jésus-Christ, infiniment plus près que la plupart des chrétiens.

On sait que Godefroi de Bouillon n’accepta pas d’être roi de Jérusalem, mais seulement Avoué ou Défenseur du Saint Sépulcre, « ne voulant pas », disent les Assises, « porter couronne d’or là où le Roi des rois porta couronne d’épines ». Il ne peut être question de royauté ni de couronne d’or pour le poète Morris Rosenfeld, mais jamais le Pauvre n’eut un pareil défenseur. La Cité sainte de ses pères qu’il a conquise, c’est la poésie même qui est la Jérusalem des pauvres et des douloureux. 

Poète des miséreux, miséreux lui-même et s’exprimant dans une langue de miséreux. « Ruinés et épuisés par le long exil, chassés et dispersés dans des pays étrangers, nous avons perdu notre langue sacrée et notre dignité de jadis et, aujourd’hui, nous devons nous contenter de soupirs exhalés dans un dialecte pauvre et ridiculisé que nous nous sommes approprié pendant que nous traînions parmi les peuples. » Ce jargon cosmopolite formé des guenilles de toutes les langues, il en a fait une musique de harpe lamentatrice. (…)

[Après diverses considérations, Bloy cite un poème de Rosenfeld, je prends la citation vers la fin et pratique une légère coupure, signalée, juste avant que L. B. ne reprenne la parole :]


“Une larme juive ! - je l’ai reconnue de suite.
Mais c’est un mélange de fiel, de cerveau et de sang. 
Une larme juive ! - je l’ai reconnue de suite.
Elle sent la persécution, le malheur et le pogrom.
La larme juive, oh, je sens dans cette odeur
L’affreux blasphème de deux mille ans…
La larme juive… (…) ”

Cet écrasé au fond des cryptes semble avoir senti plus qu’aucun autre la tristesse épouvantable et surnaturelle de cette Semaine Sainte qui dure pour lui depuis deux mille ans et qui est toute l’histoire des Juifs après la Vendition de leur Premier-Né. Mais aussi, plus qu’un autre, il en a senti la beauté. Quelques-uns de ses poèmes sont comme des échos dans un sépulcre de la grandiose Liturgie de Ténèbres entièrement puisée dans le Livre divin que les Juifs portent par toute la terre, en essayant de le lire à travers le sombre tissu de leur Velamen

“Un livre vieux et déchiré. La couverture pleine de sang et de larmes. Connaissez-vous ce livre ? Sans doute vous connaissez ce livre, j’en suis sûr. Le plus saint des livres saints. Nous avons déjà beaucoup donné pour ce pauvre livre…”

Et ce cri sublime au spectacle des Juifs émigrants et de leurs paquets lamentables sur les quais de New York : 

“Chez eux, dans ces sacs, - voyez-vous ? -
Se trouve le trésor du monde, - leur Thora !
Comment peut-on dire qu’une telle nation est pauvre ?
Un peuple qui traverse la nuit et les tombeaux ; 
Qui sait passer par l’horreur, par le feu et par la mort, 
Pour sauver ce qui lui est saint et cher ?
Un peuple qui sait résister à tant de malheurs ; 
Qui sait tant souffrir et tant donner son sang ; 
Qui ne craint rien et ne craint personne ; 
Qui risque sa vie pour quelques pauvres feuilles.
Un peuple qui baigne toujours dans les larmes ; 
Que chacun frappe et torture avec joie ; 
Qui erre des milliers d’années dans les déserts, 
Et qui n’a pas encore perdu courage ? 
Pour prononcer le nom d’un pareil peuple, 
Il vous faut essuyer vos lèvres. - A genoux devant lui, nations !”

Celui qui parle ainsi est, aux yeux du monde, un peu moins qu’un ver. Mais il a raison infiniment et Dieu lui-même n’a pas pu mieux dire. Les Juifs sont les aînés de tous et, quand les choses seront à leur place, leurs maîtres les plus fiers s’estimeront honorés de lécher leurs pieds de vagabonds. Car tout leur est promis et, en attendant, ils font pénitence pour la terre. Le droit d’ainesse ne peut être amputé par un châtiment, quelque rigoureux qu’il soit, et la parole d’honneur de Dieu est immodifiable, parce que « ses dons et sa vocation sont sans repentance ». C’est le plus grand des Juifs convertis qui a dit cela et les chrétiens implacables qui prétendent éterniser les représailles du Crucifigatur devraient s’en souvenir. « Leur crime, dit encore saint Paul, a été le salut des nations ». Quel peuple inouï est donc celui-là à qui Dieu demande la permission de sauver le genre humain, après lui avoir emprunté sa chair pour mieux souffrir ? Est-ce à dire que sa Passion ne le contenterait pas, si elle ne lui était pas infligée par son bien-aimé et que tout autre sang que celui qu’il tient d’Abraham ne serait pas efficace pour laver les péchés du monde ? 

Assurément Rosenfeld, qui n’était qu’un ouvrier fort ignorant, ne devait pas avoir lu saint Paul que ne lisent guère les Juifs. Mais son génie de poète et le sens profond de sa Race lui faisaient assez entrevoir ces choses. Aussitôt qu’il commença de chanter, sa place fut - je l’ai dit en commençant - à la droite du Tombeau de Jésus-Christ. Sans le savoir, il continua les Affirmations impérissables de l’Apôtre des nations et, n’ayant jamais été poète que pour les pauvres, il se trouva - dans le sens le plus mystérieux - l’Avoué du Saint Sépulcre, roi sans couronne et sans manteau de la poésie de ceux qui pleurent, sentinelle perdue au Tombeau du Dieu des pauvres bienheureusement immolé par ses ancêtres. Alors, par la seule force des lois adorables son judaïsme fut dépassé, débordé de tous les côtés par le sentiment d’une confraternité universelle avec les pauvres et tous les souffrants de la terre."

Toutes ces visions et interprétations, que bien sûr l’on n’est pas tenu de partager dans leurs détails, tirent une partie de leur saveur du fait que leur auteur a été dans sa jeunesse antisémite au sens le plus classique et anticapitaliste du terme, et qu’il sait très bien que les Juifs n’ont pas toujours ni partout pensé à tous les  « pauvres et souffrants de la terre ». Mais bouclons la boucle. J’avais été frappé par une remarque d’Alain Soral, quelque temps après l’élection d’Emmanuel Macron (et avant donc que n’apparaissent les Gilets Jaunes, dont hélas - mais l’histoire n’est pas finie… - on peut se demander s’ils ne furent pas l’ultime prurit ou l’ultime réaction d’un peuple en train de s’éteindre), se disant que si les Français n’avaient pas été plus nombreux à bien voter, c’est-à-dire FN, c’était parce qu’ils ne souffraient pas encore assez. Le paradoxe de tout cela, c’est qu’au train où ça va (et au train où arrivent et se développent les musulmans, du quotidien ou pas du quotidien, sur lesquels A. Soral s’est condamné à miser, encore et encore), la souffrance risque de faire ressembler les Français aux Juifs, la souffrance va d’une certaine manière nous judaïser…