La monnaie de la pièce (dans le cul).
Très intéressant article de Slobodan Despot dans le dernier Éléments, au sujet de la Chine et du contrôle de la population par la technologie numérique. Certes je ne connaissais rien au sujet avant de lire ces pages et suis donc bon public, mais j’ai une nouvelle fois pu apprécier le mélange de clarté, de fermeté et de mesure de l’auteur. - Je note au passage que certaines des remarques que lui adressent des Chinois sur le temps que nous perdons, nous Occidentaux, à parler politique, à nous intéresser à des sujets sur lesquels en réalité nous ne connaissons pas grand chose et sur lesquels nous avons fort peu d’influence, ne sont pas sans rappeler des réflexions de Chesterton ou le Bonnard de l’Éloge de l’ignorance.
L’extrait que j’ai choisi comme citation du jour porte sur un autre thème. La scène se passe à Shenzen, près de Hong Kong, ville où les Chinois permettent aux Occidentaux de venir mettre au point de nouvelles technologies, en fournissant nombre d’avantages, de facilités, toute une logistique… pour récupérer illico le savoir dès que celui-ci est prêt à être exploité :
"La vraie fierté des Chinois, ici - qu’ils n’exprimeront jamais -, c’est d’avoir magistralement « rendu la monnaie de sa pièce » à l’Occident en le poussant à faire cadeau de ses précieuses technologies, pour ainsi dire à financer le retournement de ses propres armes contre lui-même. Avoir obligé les Chinois à se droguer et confisqué Hong Kong aura peut-être été la prévarication de trop des Occidentaux. La monnaie leur revient à un siècle de distance.
Il y a ici un triste parallèle à faire avec la façon nous finançons avec nos allocations familiales la colonisation à rebours de nos pays par les musulmans, en espérant qu’ils nous « pardonnent » nos initiatives coloniales, ou qu’ils deviennent moins musulmans au fil du temps, la bonne blague. En ce qui concerne la Chine et son marché potentiel, Sahlins explique quelque part très bien que cela fait plus de deux siècles que les Occidentaux se bercent d’illusions à cet égard et se font rouler par les promesses des dignitaires chinois, jadis impériaux, aujourd’hui communistes. Prendre ses désirs pour des réalités n’est pas une grande preuve d’intelligence. - Mais je me tais.
Nous croyions que l’imitation, dont les Chinois sont des virtuoses, était sa propre fin. Elle n’était qu’une étape. Aujourd’hui, le monde a les yeux rivés sur l’innovation économique chinoise sans toujours comprendre la force politique qui la sous-tend.
A Shenzen, le stade de l’imitation a débuté très tôt, avec la décision de faire barrage à la contagion capitaliste venue de Hong Kong en instaurant à ses portes un capitalisme encore plus efficace, plus décomplexé, plus enivrant - mais sous contrôle du Parti. Dans leur infinie sagesse, les maîtres de Pékin savaient ce que l’Occident dans son ensemble ne voulait pas entendre : que l’ultralibéralisme est parfaitement soluble dans l’État total. On ne peut que rêver du cours qu’aurait pris l’histoire si, à Berlin-Est, les Soviétiques avaient eu la même ruse."
Eh oui, si Staline avait lu Bernanos, qui dans les années 30 insistait sur les rapports entre capitalisme et communisme, il aurait pu avoir cette idée dont les perspectives sont il est vrai assez vertigineuses… Mais Staline prenait de haut les catholiques ("Le Vatican, combien de divisions ?") et n’eut pas cette force d’innovation que les Chinois, plus dans une logique de flux et d’acceptation du cours des choses, si l’on suit S. Despot, sont en train de développer avec tant d’ardeur. Deux remarques pour finir :
- puisque nous sommes dans ces thèmes de capitalisme, communisme, libéralisme, étatisme, je profite de l’occasion pour signaler qu’Alain de Benoist, dans son dernier ouvrage, si je suis la recension qui en a été faite dans le précédent numéro d’Éléments, utilise lui aussi l’idée que j’ai déjà exprimée ici, et dont nous trouvons une illustration pour le moins frappante dans l’article de S. Despot, que le libéralisme et l’étatisme ne sont pas des puissances contradictoires, en tout cas pas à tous les niveaux, elles peuvent très bien cohabiter (éventuellement cohabiter mal, d’ailleurs, comme en France, où tout se passe comme si nous cumulions les défauts des deux systèmes et pas leurs éventuels avantages, ceci sur fond de contraste hypocrite entre les discours et les actes de nombreux « responsables ») ;
- un des interlocuteurs de Slobodan Despot émet l’hypothèse que le transhumanisme pourrait rendre des services, par exemple s’il permettait à certains de vivre assez longtemps pour explorer l’espace et nous donner à terme la possibilité d’organiser des voyages et des colonisations de peuplement (décidément !) qui désengorgeraient notre planète. En faisant abstraction du fait que l’on retrouve ici - mais semble-t-il sans les messianismes et millénarismes habituels et pesants - une alliance de transhumanisme et d’écologie dont on sait qu’elle est à tout le moins suspecte, j’avoue que l’idée, d’une part m’a parue au moins amusante, d’autre part m’a fait repenser aux premiers personnages de la Bible, dont il est régulièrement précisé qu’ils mouraient extrêmement vieux. Comme on dit sur Twitter, "je pose ça là", au cas où ce rapprochement donnerait des idées à quelqu’un. Bonne soirée !
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