samedi 15 juin 2019

"Susciter en Occident d’admirables essais de conciliation et de collaboration sociale entre classes..."

Du Massignon, mais pas le texte sur le pèlerinage ; quelques considérations sur les musulmans, publiées anonymement - l’éditeur ne précise malheureusement pas pourquoi, même si le fait que Massignon était à l’époque, 1923, un islamologue déjà connu et qui se rendait souvent en Orient, peut suffire à l’expliquer - dans une revue pieuse publiée à Toulouse, Le Messager du Coeur de Jésus. Le texte s’intitule "La conversion du monde musulman". Ce que j’en reproduis aujourd’hui est plutôt de l’ordre de la présentation de l’Islam à des lecteurs catholiques à qui cette religion n’et pas familière. Je garde pour une autre fois le sujet du prosélytisme chrétien. Notons qu’à l’époque le pape a explicitement prôné ce prosélytisme en terre musulmane. 

"Ils n’ont ni sacerdoce, ni sacrement ; leur sacrifice annuel des agneaux n’est que figuratif. Mais leur profession de foi, témoignant de l’unité de Dieu, se réfère à la révélation de sa transcendance, telle qu’Abraham et les prophètes d’Israël l’ont reçue ; ce témoignage vaut donc davantage que le monothéisme des anciens philosophes ou des théodicées syncrétistes. 

Fiers d’avoir conservé (en partie) le dépôt de la révélation, les musulmans se raidissent contre l’apostolat chrétien intégral ; on les dit « inconvertissables » ; moins durs, toutefois, à convaincre, que les restes d’Israël. Dans les deux cas, d’ailleurs, il résulte que l’Église se heurte à des digues mystérieuses, préparées exprès pour exhausser encore le niveau de son zèle et les grandes eaux de la charité [réminiscence bloyenne, Le Salut par les Juifs, comme le signale à juste titre me semble-t-il l’éditeur]. Les musulmans protestent, en effet, au nom de la religion naturelle, imparfaite, qui leur fut transmise, contre tout l’épanouissement surnaturel du christianisme, mystères et sacrements ; et, tandis que leurs guerres saintes assaillaient la chrétienté, au Moyen Âge, leurs apologistes s’acharnaient contre le développement dogmatique du catholicisme, innovant des arguments dont la critique juive, protestante et maçonnique n’a fait que répandre les données : déisme antitrinitaire, justification par la foi seule condamnant la charité, négation de l’efficacité des sacrements et de la sainteté des voeux, exégèse littéraliste des discordances textuelles de la Bible. 

Leur livre unique, le Coran, amalgame et condense des fragments du Pentateuque, du Psautier et de l’Évangile, sous une forme singulièrement elliptique ; ce livre, qu’une contrainte supérieure semble sceller, emprisonne sous des équivoques littérales et charnelles les sources de grâce jaillissant en nos textes sacrés. Comme si le Coran était à la Bible ce qu’Ismaël, l’exclu, fut à Isaac. Notons toutefois que si la crucifixion de Jésus paraît y être mise en doute, la virginité de Marie y est affirmée ; et qu’ils y sont honorés tous deux, non seulement comme des prophètes, mais comme des saints, sans aucun péché. Ce qui peut préparer certains coeurs purs à les invoquer de préférence. 

Dans l’histoire de l’Église, l’Islam a eu un rôle de premier plan. Menacée par l’invasion musulmane du XIe siècle, jusque dans son coeur même et sa vie surnaturelle, la chrétienté réagit à l’appel du pape, le B. Urbain II, et la Croisade fut prêchée, fondée précisément sur le texte marquant la précellence d’Isaac sur Ismaël : « Ejice ancillam hanc » [Sarah à Abraham, Genèse, 21, 10]. 

La Croisade, cette « manoeuvre d’Annibal », reprise en sens inverse, de Rome, par l’Espagne et l’Asie, jusqu’à l’Afrique, n’a pas seulement sauvé l’indépendance des nations naissantes de la chrétienté occidentale ; elle a garanti la survie des chrétientés orientales asservies. Plus profondément, elle a suscité en Occident d’admirables essais de conciliation et de collaboration sociale entre classes, proposant à leurs armes un front unique, à leurs actes un idée commun."


(Massignon nuance vite ces dernières propositions, regrettant que les résultats aient parfois trahi les promesses initiales ; pour la beauté de la résonance de ces lignes avec notre actualité, je m’arrête là… La suite bientôt !)