L’âge Netflix : "Un art lavé de toute passion."
Duchamp, la modernité, le protestantisme américain, Jean Clair et moi, suite… Je rappelle que, comme Baudrillard, J. Clair a connu et d’un certain point de vue aimé l’Amérique. - Je n’avais pas rouvert ce dossier depuis quelque temps, ce texte issu de L’hiver de la culture (2011, 6. av. E. M.) en est l’occasion :
"En Amérique du Nord, tels que je les avais découverts, les seuls monuments à s’élever au-dessus des plaines à blé ou des champs de pétrole, c’étaient, construits hier, les musées. Dans l’ouest ou le sud, à Denver, à Houston, comme au Canada, à Saskatoon, à Winnipeg, Edmonton ou Regina, ils avaient presque toujours la même forme, des tours de béton, aveugles sur l’extérieur, qu’on aurait dit menacées, des forteresses dressées contre les assauts de l’étendue et le vide de l’Histoire, mais aussi des coffres où protéger des trésors, dans lesquels étaient entretenus une température, une hygrométrie et un éclairage artificiels constants. Comme dans un silo en effet, on y gardait des réserves précieuses, des butins de guerre là aussi.
C’étaient des objets, des tableaux, des meubles, des bibelots, qui avaient été parfois apportés de la vieille Europe, mais le plus souvent achetés dans des salles de vente à New York ou ailleurs. Ils apparaissaient parfois plus étranges aux yeux des habitants du lieu qu’à nos yeux les objets du musée de l’Homme qu’on montre aujourd’hui quai Branly. Depuis longtemps les liens d’ordre religieux, politique et esthétique qu’ils avaient avec ceux qui les avaient imaginés et fabriqués avaient été rompus.
On ne comprend pas le succès que devait connaître Marcel Duchamp à l’Armory Show en 1913 - comment cette oeuvre de provocation et de dérision, imaginée par un dandy cynique, avait-elle à ce point pu intéresser une société encore austère et élevée dans des principes moraux rigoureux - si on ne se représente pas qu’elle offrait, pour la première fois, un art débarrassé de toute référence au passé, un art lavé de toute passion, rincé de tout sentiment, dépouillé de toutes les références à une Histoire dont l’Amérique n’avait que faire et dont elle ne voulait plus rien entendre. Le Nu et son escalier, l’objet sanitaire, la plomberie qu’il exposait, c’était la Réforme au fond, un iconoclasme façon XXe siècle, efficace, pratique, sans morosité ni macération, avec tout au contraire l’éclat des avant-gardes…
L’histoire de l’art américain, de Duchamp à l’art minimal - Don Judd, Robert Morris, Kenneth Noland, David Smith… -, évoque un art qui, inlassablement, répétera qu’il n’y a rien à lire dans les formes et dans les couleurs de la modernité advenue, aucune mémoire, aucun souvenir, aucun symbole, aucun sens à découvrir ni aucune émotion à sentir, seulement des formes et des couleurs, rien que des formes et des couleurs, qui ne disent jamais rien qu’elles mêmes : « A rose is a rose is a rose… », un bleu est un bleu, un cube est un cube… C’était l’exemple étendu à tout le continent de ce que Duchamp avait appliqué à ses petites constructions singulières, « une sorte de nominalisme pictural » avait-il écrit, une tautologie aussi obstinée que celle qui avait été le principe, si peu de temps auparavant, de l’invention du taylorisme et des objets produits à la chaîne, une Ford T est / une Ford T est / une Ford T…
Au diable Ronsard et sa nostalgie, au diable Proust et son ciel de Combray, si singulier ce jour-là et à cette heure, au diable Platon et son Beau idéal, au diable le Vieux Continent et ses fantasmagories… Il n’y a de bonne modernité, de modernité efficace et pratique, qu’une modernité amnésique [E. Macron l’a au moins compris !].
Là où l’Europe, en quelques kilomètres, aligne des dizaines de monuments, de chefs-d’oeuvre, de témoignages précieux du génie humain, l’Amérique est un pays où l’on peut parcourir des centaines de miles sans rencontrer la moindre trace d’une oeuvre d’architecture ou de peinture. Il faut garder cette virginité, ce vide, cette pureté d’un lieu ou d’un objet qui offrent la liberté de n’avoir pas encore de sens. C’est du moins ce qu’affirmait, mot pour mot, le grand prêtre de l’art minimal des années soixante-dix, Barnett Newman."
On pourrait le dire autrement, j’assume ma façon de sauter les étapes : l’Europe est le seul continent à s’être incarné.
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