dimanche 21 juillet 2019

Le curé de campagne se fait durement mais justement sermonner.




Le dernier soldat. 


Suite, quelques lignes plus loin, du discours sur les chevaliers chrétiens d’un légionnaire à notre curé de campagne, qui ne s’attendait pas à ce qui suit : 


"« Mais tenez ! lorsqu’on réfléchit au succès fabuleux, ininterrompu, d’un livre comme le Don Quichotte, on est forcé de comprendre que si l’humanité n’a pas encore fini de se venger par le rire de son grand espoir déçu, c’est qu’elle l’avait porté longtemps, qu’il était entré bien profond ! Redresseurs de torts, redresseurs de leurs mains de fer. Vous aurez beau dire : ces hommes-là frappaient à grands coups, à coups pesants, ils ont forcé à grands coups nos consciences. Aujourd’hui encore, des femmes paient très cher le droit de porter leurs noms, leurs pauvres noms de soldat, et les naïves allégories dessinées jadis sur leurs écus par quelque clerc maladroit font rêver les maîtres opulents du charbon, de la houille ou de l’acier. Vous ne trouvez pas ça comique ? » — « Non, lui dis-je. » — « Moi, si ! C’est tellement drôle de penser que les gens du monde croient se reconnaître dans ces hautes figures, par-dessus sept cents ans de domesticité, de paresse et d’adultères. Mais ils peuvent courir. Ces soldats-là n’appartenaient qu’à la chrétienté, la chrétienté n’appartient plus à personne. Il n’y a plus, il n’y aura plus jamais de chrétienté. » — « Pourquoi ? » — « Parce qu’il n’y a plus de soldats. Plus de soldats, plus de chrétienté. Oh ! vous me direz que l’Église lui survit, que c’est le principal. Bien sûr. Seulement il n’y aura plus de royaume temporel du Christ, c’est fini. L’espoir en est mort avec nous. » — « Avec vous ? m’écriai-je. Ce ne sont pas les soldats qui manquent ! » — « Des soldats ? Appelez ça des militaires. Le dernier vrai soldat est mort le 30 mai 1431, et c’est vous qui l’avez tué, vous autres ! Pis que tué : condamné, retranché, puis brûlé. » — « Nous en avons fait aussi une Sainte… » — « Dites plutôt que Dieu l’a voulu. Et s’il l’a élevé si haut, ce soldat, c’est justement parce qu’il était le dernier. Le dernier d’une telle race ne pouvait être qu’un Saint. Dieu a voulu encore qu’il fût une Sainte. Il a respecté l’antique pacte de chevalerie. La vieille épée jamais rendue repose sur des genoux que le plus fier des nôtres ne peut qu’embrasser en pleurant. J’aime ça, vous savez, ce rappel discret du cri des tournois : « Honneur aux Dames ! » Il y a là de quoi faire loucher de rancune vos docteurs qui se méfient tant des personnes du sexe, hein ? » — La plaisanterie m’aurait fait rire, car elle ressemble beaucoup à celles que j’ai entendues tant de fois au séminaire, mais je voyais que son regard était triste, d’une tristesse que je connais. Et cette tristesse-là m’atteint comme au vif de l’âme, j’éprouve devant elle une sorte de timidité stupide, insurmontable. — « Que reprochez-vous donc aux gens d’Église ? » ai-je fini par dire bêtement. — « Moi ? oh ! pas grand’chose. De nous avoir laïcisés. La première vraie laïcisation a été celle du soldat. Et elle ne date pas d’hier. Quand vous pleurnichez sur les excès du nationalisme, vous devriez vous souvenir que vous avez fait jadis risette aux légistes de la Renaissance qui mettaient le droit chrétien dans leur poche et reformaient patiemment sous votre nez, à votre barbe, l’État païen, celui qui ne connaît d’autre loi que celle de son propre salut — les impitoyables patries, pleines d’avarice et d’orgueil. » — « Écoutez, lui dis-je, je ne connais pas grand’chose à l’histoire, mais il me semble que l’anarchie féodale avait ses risques. » — « Oui, sans doute… Vous n’avez pas voulu les courir. Vous avez laissé la Chrétienté inachevée, elle était trop lente à se faire, elle coûtait gros, rapportait peu. D’ailleurs, n’aviez-vous pas jadis construit vos basiliques avec les pierres des temples ? Un nouveau droit, quand le Code Justinien restait, comme à portée de la main ?… « L’État contrôlant tout et l’Église contrôlant l’État, » cette formule élégante devait plaire à vos politiques. Seulement nous étions là, nous autres. Nous avions nos privilèges, et par-dessus les frontières, notre immense fraternité. Nous avions même nos cloîtres. Des Moines-Soldats ! C’était de quoi réveiller les proconsuls dans leurs tombes, et vous non plus, vous ne vous faisiez pas fiers ! L’honneur du soldat, vous comprenez, ça ne se prend pas au trébuchet des casuistes. Il n’y a qu’à lire le procès de Jeanne d’Arc. « Sur la foi jurée à vos Saintes, sur la fidélité au suzerain, sur la légitimité du roi de France, rapportez-vous-en à nous, disaient-ils. Nous vous relevons de tout. » — « Je ne veux être relevée de rien », s’écriait-elle. — « Alors nous allons vous damner ? » Elle aurait pu répondre : — « Je serai donc damnée avec mon serment. » Car notre loi était le serment. Vous aviez béni ce serment, mais c’est à lui que nous appartenions, pas à vous. N’importe ! Vous nous avez donnés à l’État. L’État qui nous arme, nous habille et nous nourrit prend aussi notre conscience en charge. Défense de juger, défense même de comprendre. Et vos théologiens approuvent, comme de juste. Ils nous concèdent, avec une grimace, la permission de tuer, de tuer n’importe où, n’importe comment, de tuer par ordre, comme au bourreau. Défenseurs du sol, nous réprimons aussi l’émeute, et lorsque l’émeute a vaincu, nous la servons à son tour. Dispense de fidélité. À ce régime-là, nous sommes devenus des militaires. Et si parfaitement militaires que dans une démocratie accoutumée à toutes les servilités, celle des généraux-ministres réussit à scandaliser les avocats. Si exactement, si parfaitement militaires qu’un homme de grande race, comme Lyautey, a toujours repoussé ce nom infamant. Et d’ailleurs, il n’y aura bientôt plus de militaires. De sept à soixante ans tous… tous quoi ? au juste ?… L’armée même devient un mot vide de sens lorsque les peuples se jettent les uns sur les autres — les tribus d’Afrique quoi ! des tribus de cent millions d’hommes. Et le théologien, de plus en plus dégoûté, continuera de signer des dispenses — des formules imprimées, je suppose, rédigées par les rédacteurs du Ministère de la Conscience Nationale ? Mais où s’arrêteront-ils, entre nous, vos théologiens ? Les meilleurs tueurs, demain, tueront sans risque. À trente mille pieds au-dessus du sol, n’importe quelle saleté d’ingénieur, bien au chaud dans ses pantoufles, entouré d’ouvriers spécialistes, n’aura qu’à tourner un bouton pour assassiner une ville et reviendra dare-dare, avec la seule crainte de rater son dîner. Évidemment personne ne donnera à cet employé le nom de soldat. Mérite-t-il même celui de militaire ? Et vous autres, qui refusiez la terre sainte aux pauvres cabotins du dix-septième siècle, comment l’enterrerez-vous ? Notre profession est-elle donc tellement avilie que nous ne puissions absolument plus répondre d’un seul de nos actes, que nous partagions l’affreuse innocence de nos mécaniques d’acier ? Allons donc ! Le pauvre diable qui bouscule sa bonne amie sur la mousse, un soir de printemps, est tenu par vous en état de péché mortel, et le tueur de villes, alors que les gosses qu’il vient d’empoisonner achèveront de vomir leurs poumons dans le giron de leurs mères, n’aura qu’à changer de culotte et ira donner le pain bénit ? Farceurs que vous êtes ! Inutile de faire semblant de traiter avec les Césars ! La cité antique est morte, elle est morte comme ses dieux. Et les dieux protecteurs de la cité moderne, on les connaît, ils dînent en ville, et s’appellent des banquiers. Rédigez autant de concordats que vous voudrez ! Hors de la Chrétienté, il n’y a de place en Occident ni pour la patrie ni pour le soldat, et vos lâches complaisances auront bientôt achevé de laisser déshonorer l’une et l’autre ! »"