"Que faisiez-vous en 1870 ?"
Tel est le dernier lieu commun évoqué par Bloy dans son Exégèse, première série. Voici les premiers paragraphes de son analyse :
"Cette interrogation, si fréquente aujourd’hui encore, n’aura plus de sens pour la prochaine génération. Résolu d’en finir avec ces Lieux Communs qui commencent à me puer au nez et forcé d’en omettre un assez grand nombre, il m’a semblé que celui-ci les englobait tous expressivement. Au fond, le Lieu Commun est une tangente pour fuir à l’heure du danger et jamais les bourgeois n’ont autant fui qu’en 1870.
C’était, alors, la fuite tumultueuse, hurlante, éperdue, l’immense panique vidant les maisons et vidant les villes, comme les ouvriers de nuit vident les lieux immondes. C’était l’infâme, naïve et classique peur du rentier écrasant les faibles dans sa débandade effrénée. Aujourd’hui, c’est le défilé sur la grande route du silence.
Que faisiez-vous en 1870 ? C’était pourtant l’époque où il aurait fallu faire quelque chose, où tu as dû faire quelque chose, misérable, ne fût-ce, comme Huysmans, que des liquidités dans un hôpital. Quand nous étions une centaine de mille dans les champs, privés de pain au coeur de la France devenue la fille aînée de Gambetta, privés même de l’ennemi devant lequel on ne nous alignait jamais, nous avions le droit de nous informer, peut-être, et de demander aux bien vêtus et aux bien nourris ce qu’ils faisaient dans leurs culottes. La réponse, quelquefois, était drôle et il arriva qu’elle se perdit en gargouillements, comme le jour où nous envoyâmes dans la Mayenne le fils unique d’un notaire de Château-Gontier. Aujourd’hui, je le répète, c’est la grande route du silence. Allez demander à ceux de nos grands hommes qui ont dépassé cinquante ans ce qu’ils faisaient en 1870…
Cette date est devenue une espèce de schéma pour toutes les postures de l’ignominie contemporaine. Elle signifie toutes les lâchetés, toutes les hontes passées et à venir. La plus parfaite, c’est le silence, l’universelle fuite silencieuse qui se réalise ou se prépare. Bicyclettes et automobiles sont des précautions en vue d’une déroute infinie dont la débâcle d’il y a trente ans n’aura été qu’une modeste préfiguration, un timide pronostic aux yeux baissés. Déroute des corps ou des âmes ? Nul ne le sait. Les deux, très-probablement. Mais comment imaginer ce monde en fuite, ce déluge de déserteurs ou d’épouvantés ?…"
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