lundi 16 septembre 2019

"Quelque Babylone de l’avenir…"



Quelques remarques de et sur les frères Goncourt, issues de la préface de Robert Kopp au recueil Les maîtresses de Louis XV et autres portraits de femmes, Robert Laffont, 2003. Je n’en ferai (a priori, car parfois une idée me vient et m’entraîne…) pas de commentaires ni n’en tirerai de conclusions, me contenant de suggérer, sur le versant égotiste, que ce n’est peut-être pas tout à fait par hasard que je choisis, pour ma première livraison de quelque ampleur depuis les vacances, un texte sur le rapport au passé (ce qui ne signifie pas que je souscris pleinement à tous les jugements qui suivent). Bonne lecture ! 

"Les Goncourt veulent faire revivre le XVIIIe siècle pour montrer d’abord à quel point ce siècle est à l’opposé de leur propre temps. Ils détestent leur époque pour sa platitude, sa vulgarité et son hypocrisie ; ils s’y sentent totalement étrangers : « Ce temps nous lève le coeur. Il nous semble que nous soyons exilés chez nos contemporains… » Certes, ce sentiment d’exil, bon nombre d’écrivains, comme Baudelaire ou Flaubert, le partagent. Comme eux, les Goncourt supportent mal les profonds bouleversements dont les transformations du Paris d’Haussmann ne sont que le signe le plus apparent : « Notre Paris, le Paris où nous sommes nés, le Paris des moeurs de 1830 à 1848, s’en va. Et il ne s’en va pas par le matériel, il s’en va par le moral. La vie sociale y fait une grande évolution, qui commence. Je vois des femmes, des enfants, des ménages, des familles dans ce café. L’intérieur s’en va. La vie retourne à devenir publique. Le cercle pour en haut, le café pour en bas, voilà où aboutissent la société et le peuple. Tout cela me fait l’effet d’être, dans cette patrie de mes goûts, comme un voyageur. Je suis étranger à ce qui vient, à ce qui est, comme à ces boulevards nouveaux, qui ne sentent plus le monde de Balzac, qui sentent Londres, quelque Babylone de l’avenir. Il est bête de venir ainsi dans un temps en construction : l’âme y a des malaises comme un homme qui essuierait des plâtres. » Flaubert se retire à Croisset pour s’abîmer dans son travail, Baudelaire rêve de s’évader n’importe où hors du monde. Les Goncourt, eux, se réfugient dans le XVIIIe siècle, qui est le siècle de leurs origines, de leur éducation, de leur famille. Par leur mère, par leurs tantes, ils ont été partiellement élevés dans une atmosphère d’Ancien Régime. Certes, il se veulent des Modernes : par leurs « manies devenues des modes qui se répandent », par leurs « besoins physiques et moraux », ils se sentent de leur temps « plus que personne ». Mais, par un contraste singulier, ils se sentent aussi fortement d’un autre temps. « Nous tenons par des liens secrets à la tradition d’autres moeurs, aux principes d’une autre société. » Cette autre société avait été détruite bien avant qu’ils ne viennent au monde, mais les Goncourt ont l’impression d’être victimes, directement et personnellement, de la Révolution. « Nous, la Révolution nous a passé sur le corps. Il nous semble, quand nous nous tâtons à fond, être des émigrés du XVIIIe siècle. » Des émigrés qui se réfugient non pas dans le souvenir d’un monde dans lequel ils auraient vécu, mais dans un monde imaginaire qu’ils construisent à l’aide d’objets d’art, de documents, de textes littéraires, etc. « Nous sommes des contemporains déclassés de cette société raffinée, exquise, de délicatesse suprême, d’esprit enragé, de corruption adorable, la plus intelligente, la plus policée, la plus fleurie de belles façons, d’art, de volupté, de fantaisie, de caprice, la plus humaine, c’est-à-dire la plus éloignée de la nature que le monde ait jamais eue. » Pour les Goncourt, le XVIIIe siècle représente l’apogée, non seulement de la civilisation française, mais de la civilisation tout court. D’ailleurs, l’Europe, par le rayonnement de son architecture, de son mobilier, de son industrie du luxe, de sa littérature, de ses sciences et de ses arts, n’était-elle pas essentiellement française ? 

Mais cet apogée marque aussi la fin de cette civilisation : le XVIIIe siècle porte en lui son propre déclin. D’abord, les fondements même de la monarchie, à commencer par ce sentiment de l’honneur sur lequel repose toute aristocratie, ne sont plus respectés. L’insouciance du roi et de la noblesse par rapport aux besoins réels du pays, le luxe ostentatoire (et économiquement suicidaire) des classes dirigeantes, l’influence politique souvent néfaste de ces personnalités à tous égards hors normes que sont les maîtresses royales, l’impuissance au contraire d’une figure bien intentionnée comme la reine Marie-Antoinette, enfin la décomposition progressive du tissu social par la disparition du sens de la hiérarchie ; tous ces signes avant-coureurs de la fin d’une époque, les Goncourt les observent avec le regard perçant de cliniciens qui se penchent sur une civilisation malade de son propre raffinement. Pour eux, ce climat de fin de règne, qu’ils comparent souvent à la décadence de l’Empire romain, est lisible dans beaucoup de textes, voire dans certaines toiles de l’époque. Ils sont très sensibles à l’inquiétude et au désespoir qu’expriment les lettres de Mme du Deffand et à la mélancolie, voire la tristesse que respirent certains tableaux de Watteau ou de Fragonard. « Tout est mélancolique dans Watteau, jusqu’aux verdures. Il a pour ses paysages la palette de l’automne, la dernière richesse des feuilles et des tons. C’est la campagne jetant sa lueur suprême, donnant sa dernière note, les feuilles dorées, les arbres dégarnis, des gaietés de ton finissantes ; la saison où le vert prend tant de fantaisies en se décomposant, un ton dont le rayonnement touche à la pourriture, à la mort. C’est la maturité accomplie et passée, déjà le déclin. »

Époque de splendeur et de décadence. Une splendeur qu’ils essaient de retrouver à travers les tableaux, les dessins, les gravures de modes, les meubles, les bibelots qu’ils collectionnent depuis leur adolescence et dont ils s’entourent comme d’autant de vestiges sauvés d’un naufrage ou d’un incendie. Une décadence dans laquelle ils se reconnaissent, car ils sont persuadés de vivre comme fins-de-race dans une fin d’époque. Ce qui les enchante dans le XVIIIe siècle, c’est que l’art et la vie ne sont pas des domaines séparés. L’art, à travers l’artisanat des objets de la vie quotidienne, imprègne jusqu’à l’existence de tous les jours ; celle-ci, à son tour, loin d’être dominée par les seuls besoins de la nature, peut se construire comme une oeuvre d’art. L’utile et le fonctionnel ne sont pas nécessairement les ennemis du beau. 


De plus, l’art du XVIIIe siècle est un art foncièrement érotique, avec autant de franchise que d’élégance, alors que celui du XIXe est souvent empreint de fausse pudeur et de pruderie hypocrite. « L’art français du XVIIIe siècle, le seul art qui, depuis les priapées de Pompéi, ait avoué la libidinerie humaine : une pine avec des rubans… Les gravures d’Arétin, un accident - et d’ailleurs la chose crue et plutôt horrible que gracieuse. Au lieu que l’art du XVIIIe : enveloppé, coquin et coquet, un décolletage polisson à la manière d’un zéphyr, et bandant comme une gorge montrée et défendue. » L’érotique et l’esthétique ne font qu’un ; le XVIIIe siècle fait donc figure de paradis perdu ; la Révolution, que ce même XVIIIe siècle a favorisée par un excès de civilisation, marque la chute, le passage des vraies valeurs aux faux-semblants. Ainsi les Goncourt se proposent-ils, dans une préface à un livre sur L’État au XVIIIe siècle qu’ils n’écriront finalement pas, de « nier radicalement les fameux bienfaits de 89 », de « montrer l’énormité de l’enflure, de la blague, du dénaturement de la presse, des journaux, des libres libéraux, à propos des idées, des principes, des faits mêmes de la Révolution. »"