vendredi 16 août 2019

"Ils restent toujours goulus et crédules."

"On se fait de l’homme, aujourd’hui, une idée si rabougrie qu’on ne croit pas qu’un individu puisse se signaler par plus d’une qualité principale. On se figure la simplicité comme une espèce d’absence et de vide ou de platitude. C’est une grande erreur. Nous pouvons avoir l’âme la plus nombreuse, l’esprit le plus subtil, le génie le plus fastueux et que, sur ce palais de notre nature, la simplicité vienne se poser comme une colombe.

Si l’Occident avait offert un meilleur terrain aux semences qu’y jeta le Pauvre d’Assise, ce n’est pas seulement une moinerie populaire qui serait sortie de lui, mais un ordre comparable à certaines sectes bouddhiques, où des princes, des savants, des guerriers, des artistes, seraient devenus franciscains au sommet et, pour ainsi dire, au-dessus d’eux-mêmes, et auraient oublié le siècle dans l’extase de l’Univers. Il n’est pas indifférent de remarquer que tout mouvement en ce sens s’arrête à la Renaissance. C’est la Renaissance, en effet, qui sépare les deux mondes. Quand on regarde les hommes de cette époque et particulièrement ces Italiens qui ont représenté si fougueusement l’avidité du moi, on admire d’abord avec quelle ardeur ils désirent la jouissance et la domination, mais on s’étonne, à la fin, qu’ils n’arrivent pas à s’en dégoûter. Lutteurs infatigables dans le monde où les a jetés leur convoitise, ils n’en inventent jamais un autre où leur grandeur ne dépendrait plus de la fortune. Ils restent toujours goulus et crédules. Ce besoin si naturel aux Orientaux, de se dépouiller de leur puissance pour retrouver leur personne, qui se marque déjà dans la légende de Cyrus ou dans les épopées hindoues, devient, dès lors, étranger à l’âme occidentale. Il faut toute la force de la religion pour soulever Richelieu au-dessus du plan où l’accroche l’exercice de son pouvoir. Autrefois et naguère encore, l’éducation classique donnait aussi à ceux qui l’avaient reçue l’occasion de se porter parfois à une hauteur d’où ils dominaient leur vie. Depuis que ces deux ressources lui manquent, l’home aujourd’hui n’a plus d’évasion. Il est devenu à la fois la dupe et l’esclave de son emploi et n’a d’autre orgueil que celui que cet emploi autorise. C’est ainsi que nous voyons beaucoup de nos faux supérieurs, qui, bouffis de vanité tant qu’ils sont en place, croient très sincèrement qu’ils ne sont plus rien, dès qu’ils sont réduits à eux-mêmes, en quoi, du reste, ils ne font que se rendre justice. L’homme moderne ne quitte le pouvoir que lorsqu’il en tombe. Il n’en sort jamais par en haut. Il ne sait plus échapper à l’ordre social. 

Il en est de même de l’amour de François pour les animaux. Si toute cette part de l’héritage du saint n’a pas été recueillie, c’est que les idées régnantes dans l’Occident ne rendaient pas la chose possible. Ici, encore, il y eut, au commencement, l’apparence d’une continuation. On nous parle d’un Franciscain solitaire qui était si profondément rentré dans la nature que, lorsqu’il restait immobile, les oiseaux se perchaient sur lui comme sur un arbre, et chantaient. Mais ce frère des ascètes de l’Inde n’eut pas d’imitateurs. L’homme occidental est prisonnier de l’idée qu’il se fait de son importance : elle le sépare de tout ce qui vit. François, pour un moment, parut annuler ces distances. Les bêtes firent un pas hors de leur tanière, les troupes ailées s’approchèrent. Mais, à peine eut-il disparu, les animaux ont reculé, les oiseaux sont rentrés dans le sein des saisons. Il avait jeté vers les créatures, les plantes, les choses, un pont d’une grâce et d’une hardiesse admirables. A sa mort, l’arche immense s’est rompue, et tout ce que nous pouvons faire, aujourd’hui, c’est d’aller, dans la broussaille, en reconnaître les ruines."



Je ne commenterai pas ces remarques qui concluent le chapitre "Le prince", je me borne à ajouter une précision, pour éviter un éventuel malentendu que les références à l’Orient ou le dernier paragraphe pourraient créer : Bonnard n’a rien ni d’un panthéiste ni d’un bouddhiste. S’il évoque ce début de communication entre hommes et animaux, c’est précisément parce qu’il sait que la communication entre ces espèces est difficile, en rien spontanée ni naturelle : il y a des solutions de continuité dans la nature. Par ailleurs, que notre auteur fétiche ait été intéressé par l’Orient ne l’empêche pas de voir la différence entre les visions du monde occidentale et orientale : ailleurs dans le livre il évoque le côté "boudeur" de la peinture chinoise vis-à-vis de la nature, bouderie qui n’est certes pas dans l’esprit de saint François.