"La plus triste maladie de l’homme moderne est d’être obsédé des choses sociales..." et c'est peut-être pour cela d'ailleurs qu'il est puni à ce niveau.
Je vais essayer d’enchaîner ces jours-ci les trois derniers extraits que j’ai prévu de porter à votre connaissance du Saint François de Bonnard. Le premier se situe dans le droit fil du précédent et des réflexions sur le christianisme et l’esprit aristocratique :
"François d’Assise fait… figure de saint populaire. Nos travers d’esprit suffisent à expliquer cette erreur. Nous avons la rage de ne vouloir connaître un homme qui s’est élevé au-dessus des autres que par l’influence qu’il a eue sur eux, sans considérer que la médiocrité de ceux qui la ressentent y compte au moins pour autant que la supériorité de celui qui l’exerce. Il faut apprendre à saisir un grand homme en amont de tout ce qui découle de lui, dans sa personne même et, j’ose le dire, dans sa solitude. François rayonne, embrasé, pur, céleste, intact, au-dessus du large flot de dévotion qui naît à ses pieds. Il est indépendant de ce qu’il suscite. Le glacier ne se reconnaît pas dans le fleuve. Ce n’est vraiment pas sa faute, si des foules de capucins se sont couverts de son nom, et s’il est devenu le patron d’un ordre qui a peuplé les cuisines. On nous dit qu’il fonda une religion populaire. La religion populaire, c’est un mélange de pratiques et de superstitions, c’est de se ruer sur les reliques de saint François ; rien n’est plus éloigné de son christianisme intense et délicat, qui consiste à vivre dans le Christ, en Dieu, au coeur de la rose. Il faut, pour le bien comprendre, l’enfoncer beaucoup moins dans les temps qui l’ont suivi et le remettre davantage dans celui où il a vécu. Il faut surtout le retirer de l’ordre historique, car il y appartient par ses imitateurs, mais non par lui-même. Il a fait, au-dessus des siècles, une chose qui ne pouvait être ni oubliée ni continuée : il a montré la face de l’amour. Cependant nous sommes si imprégnés des préjugés de notre époque que, lorsque nous admirons un homme tel que lui, nous ne croyons pas pouvoir l’honorer mieux qu’en le faisant grand selon nos petitesses et en le rengageant dans nos chétifs intérêts. C’est toujours le mot de Chaumette sur le sans-culotte Jésus. Comme la plus triste maladie de l’homme moderne est précisément d’être obsédé des choses sociales, et si occupé de ses prétendues libertés politiques qu’il en perd le sens de sa liberté véritable, nous voulons à toute force colorer François de ces idées-là. Mais de dire qu’il était démocrate ou qu’il voulait fonder un ordre démocratique, c’est se tromper sur lui on ne peut plus grossièrement. Moi-même il est vrai je l’appelle aristocrate, mais en le désignant ainsi, je ne fait que définir une nature fière et délicate en tous ses mouvements. Il était inévitable que les sentiments suscités par lui dans les âmes allassent retentir jusque dans l’ordre politique. Mais lui-même n’y est pour rien. Son sentiment à l’égard de la société, comme celui du Christ, peut aussi bien s’appeler du respect que de l’indifférence ou du dédain. Il souhaite que chaque homme se mette en paix avec elle, pour être d’autant plus libre de chercher sa vraie vie ailleurs. En l’affublant d’intentions sociales, non seulement on le méconnaît dans ce qu’il a de plus rare et de plus précieux, mais, par ce contresens, nous nous privons du bienfait qui accompagnait pour nous sa venue : au lieu de profiter de l’évasion qu’il nous offre, nous le faisons entrer dans notre prison."
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