samedi 17 août 2019

"Bien moins notre pareil et bien plus notre frère..."

Voici le début du dernier chapitre du livre de Bonnard sur saint François, "Le saint" : 

"Enfin, François est un saint. La sainteté est ce dont il est le plus difficile de parler, puisque, par son développement, elle porte un homme au-delà des hommes. Elle entretient des rapports avec la grandeur, mais celle-ci, de si haut qu’elle nous domine, nous offre cependant plus de prise. Il est toujours des moments où le grand homme, si indifférent qu’il puisse être à notre suffrage, nous permet d’apercevoir sa supériorité, comme Pythagore, sur l’agora de Crotone, laissait parfois entrevoir sa cuisse d’or. Parfois même il se plaît à exercer sur nous sa suprématie, et nous sentons alors, avec une sorte d’ivresse, la tyrannie du génie peser sur nos âmes. Il en va tout autrement de la sainteté : c’est de la grandeur consumée. (…) La grandeur nous dépasse, la sainteté nous échappe. Pourtant le saint s’associe bien plus à nous le grand homme, isolé dans ses mondes, ou même que l’homme ordinaire, enfermé dans son égoïsme. Sa sympathie le rapproche plus que sa supériorité ne l’éloigne. Incapable des fautes où nous tombons, il les comprend mieux que ceux mêmes qui, tous les jours, en commettent de semblables. Il est bien moins notre pareil et il est bien plus notre frère. Mais le don qu’il fait sans cesse de lui ne l’empêche pas d’avoir ses secrets. Il est l’âme qui se prodigue le plus et celle qui s’épuise le moins. Il nous appartient par sa charité, mais nous échappe par ses prières. Nous ne verrons jamais la façade de son âme : elle est tournée d’un autre côté. 


Cependant, parmi les saints, tous ne sont pas à la même distance de l’homme. Certains continuent encore des activités qui les rattachent à nous : ce sont des chefs, des fondateurs, des docteurs. D’autres, plus intérieurs, ne cessent pas de nous être apparentés par leur façon de combattre, avec un courage que nous n’avons point, des instincts et des sentiments que nous portons aussi en nous. Mais il n’en est pas ainsi de François : il ne garde pas de trace de la fange humaine. Il a beau se donner la discipline, nous n’apercevons pas ce qu’il y a à châtier en lui. Sa sainteté comble tellement sa nature, qu’elle a presque l’air de n’être que de l’innocence. S’il n’était pas si près de nous par son amour, il serait très loin par sa pureté. On comprend la surprise de ses biographes qui, examinant de toutes parts cette âme limpide, sont à la fois émerveillés et déconcertés de n’y pas voir remuer cet atome d’ombre qui bouge au fond des diamants les plus clairs. Enfant accompli, artiste épuré, poète sans fatuité, prince sans dédain, il nous paraît moins s’infliger des privations qu’avoir trouvé le secret de tout être et de tout avoir, et la joie même dont il éclate ne fait que marquer en lui la possession d’une vie plénière. De là vient qu’il ne ressemble guère aux autres saints ; il est bien moins dans la religion, et bien plus dans l’amour. Sans doute, il est entièrement catholique ; on perd sa peine à vouloir le tirer vers le protestantisme et rien n’est moins justifié que de prétendre établir un rapport quelconque entre une âme aussi ardente et la plus mal chauffée de toutes les religions humaines ; mais il est bien vrai que François n’a aucune couleur cléricale. Il est le saint du Bonheur. Les autres saints sont comme des voyageurs en route, il est comme un voyageur arrivé. Les autres s’épuisent à nous décrire la félicité céleste, il la met ingénument sous nos yeux. Les autres n’atteignent Dieu qu’au sommet de leurs transports, puis ils retombent avec nous. François, même dans son calme, reste toujours enveloppé de l’ineffable amitié divine. Par la compassion qui l’associe à nos peines, il est bien encore dans le monde de la douleur ; mais, par lui-même, il vit déjà dans celui de la béatitude."