vendredi 15 novembre 2019

"Amis, qu’est-ce qu’une grande vie ?" / "Petits ennemis contemporains."

Commençons par une citation de Cinq-Mars, qui peut-être, c’est vraiment là une bouteille à la mer, pourra donner quelque idée ou quelque relent d’enthousiasme à certains, tant un début de réalisation de nos buts de préservation de nous-mêmes peut sembler lointain : 

"- Le voici venu, s’écria Cinq-Mars, avec enthousiasme, le voici, le plus beau jour de ma vie ! Ô jeunesse, jeunesse, toujours nommée imprévoyante et légère de siècle en siècle ! de quoi t’accuse-t-on aujourd’hui ? Avec un chef de vingt-deux ans s’est conçue, mûrie et va s’exécuter la plus vaste, la plus juste, la plus salutaire des entreprises. Amis, qu’est-ce qu’une grande vie, sinon une pensée de la jeunesse exécutée par l’âge mûr ? La jeunesse regarde fixement l’avenir de son oeil d’aigle, y trace un large plan, y jette une pierre fondamentale ;  et tout ce que peut faire notre existence entière, c’est d’approcher de ce premier dessein. Ah, quand pourraient naître les grands projets, sinon lorsque le coeur bat fortement dans sa poitrine ?"

Quelques pages plus loin, Paul Yonnet glose sur certains passages du roman de Vigny, c’est l’occasion de ce qui semble au premier abord être une digression, je reproduis toute la séquence : 

"Anglophile, Alfred de Vigny a saisi ce qui distingue l’histoire de France de l’histoire d’Angleterre : la victoire de l’absolutisme, qui cèle le destin de la monarchie et détermine la Révolution comme seule issue à l’impasse sociale. C’est une analyse quasi marxiste. L’éradication politique de la noblesse et la tenue à l’écart de la bourgeoisie montante laissent le roi et le peuple face à face. Le processus remonte au règne de Louis XI : le roi falot Louis XIII [je laisse à Vigny et/ou Yonnet la responsabilité de ce jugement, note de AMG] et son ministre Richelieu achèvent le travail de démolition des corps intermédiaires. Louis XIV, après la Fronde, portera le système à son zénith et l’absolutisme atteindra son point d’intensité maximale, dévoilant ses ombres et ses lumières. Le dernier message de Vigny, dans Cinq-Mars, est pour annoncer la Révolution : 

« Le Parlement est mort, disait l’un des hommes, les seigneurs sont morts : dansons, nous sommes les maîtres ; le vieux cardinal s’en va, il n’y a plus que le roi et nous. »

A quoi répondra, avec une fureur à peine contenue, le comte Molé, directeur d’une Académie française justement créée par Richelieu, lorsqu’Alfred de Vigny sera reçu parmi les immortels, le 29 janvier 1846 : 

« (…) réduire à de telles proportions l’un des plus grands hommes d’État des temps modernes, un ministre dont l’immense ambition n’eut jamais d’autre but que la puissance et l’élévation de la France, dont l’oeuvre immortelle fut de nous doter de l’unité nationale, tout en constituant l’autorité royale sur des bases inébranlables ; qui oublia trop sans doute que la clémence est souvent le meilleur conseil des rois, comme la bonté est toujours l’habileté de leur justice ; mais qui, en détruisant toutes ces grands existences rivales du trône, fit, le premier, de l’espace pour les petits, et travailla pour les desseins de la Providence, déjà écrits au-dessus de sa tête dans des régions inaccessibles à ses regards. »

Aujourd’hui, les deux thèses continuent de diviser les historiens. La seconde, remarquons-le, ne nie pas que l’oeuvre de Richelieu laisse le roi face au tiers-état, aux petits, et situe ici sans le dire explicitement, mais tout le monde le comprend, la Révolution puis l’Empire dans la suite logique d’une émergence de la nation accomplie par la monarchie. 

Ce 29 janvier 1846, le compte Molé était vraiment très en colère, et il a conclu son énergique intervention par cette réflexion, qui mériterait d’être à jamais sortie de l’oubli où une injuste postérité - j’allais dire une injuste répression - l’a reléguée : 

« Maintenant qu’en toute chose le système préventif est abandonné, c’est aux contemporains d’abord, et à la postérité ensuite, que la répression est confiée ; c’est à eux de juger des oeuvres que le génie de l’homme aura conçues et exécutées dans sa pleine liberté. »

Les hommes de la première moitié du XIXe siècle se caractérisent à mes yeux par une capacité d’objectivation, inconnue des Lumières et qui disparaîtra après eux. Non qu’ils soient doués d’une disposition native. Mais ils sont au point de confluence de deux transitions : l’une, historique, entre l’Ancien Régime et la République, deux ordres sociaux antagonistes, les rend aptes à la mesure des choses, à la prise de recul ; l’autre transition, culturelle, entre une civilisation soumettant l’individu aux intérêts supérieurs de la collectivité, et une civilisation de la libération progressive du moi, les rend sensibles au vertige qu’un tel basculement leur fait entrevoir. La capacité à objectiver a glissé sous les délices du droit à subjectiver, que l’individu moderne a découvert lorsque l’empire des interdits s’est pour l’essentiel dissipé. Le comte Molé résume en un propos aussi bref qu’élégant un phénomène que sociologues et philosophes s’efforcent laborieusement de cerner. Réfléchir à cette phrase peut éviter la lecture de plusieurs livres d’Émile Durkheim, par exemple, pour peu qu’on la confronte à notre expérience quotidienne. Molé nous dit que la contrainte sociale ne s’évanouit pas avec la fin de la censure préventive, autoritaire, institutionnelle, qui est remplacée par une autre forme de contrôle, la censure a posteriori des contemporains puis celle du temps, la fameuse postérité. La fin de la censure préalable ne fait pas entrer les sociétés dans le laxisme et l’anomie. Ce n’était là qu’une crainte justificatrice de son maintien, une illusion parfaitement trompeuse. La répression démocratique et historique succède à la répression institutionnelle, autoritaire. Ni la contrainte ni la censure ne faiblissent, si l’illusion de leur évanouissement augmente. Au contraire, elles se diffusent, elles deviennent l’apanage de tous et de chacun. Il n’y a plus de censure d’État : chaque petit contemporain devient dorénavant un censeur, et détient le pouvoir de réprimer. Molé suppose que ce déplacement de la responsabilité éliminatrice ne changera rien au résultat, que la transformation de la forme prise par la répression n’affectera pas sa substance. Elle en paraîtra au fond plus naturelle encore. Et il ne fait pas de doute pour lui que les contemporains et la postérité agissent selon de justes critères, des critères dénués de sensibilité à la conjoncture ou au hasard. Mais un livre disparaît simplement parce qu’il n’est pas réédité et qu’aucun passeur n’en a fait rebondir l’intérêt. Un livre disparaît parce qu’il cesse d’être connu : il ne cesse pas d’être connu parce qu’il ne le mérite pas. Je dirais même qu’en matière éditoriale comme en matière économique, la mauvaise monnaie a tendance à chasser la bonne. Sur cinq livres que je lis, quatre sont plus ou moins anciens et n’ont pas été réédités depuis longtemps [et le cinquième est de Paul Yonnet, note de AMG qui certes pourra difficilement être accusé de flagornerie envers un mort…]. La culture, ce n’est pas seulement ce qui survit : c’est d’abord ce que nous avons perdu. Qu’il soit bien entendu qu’ici, notre seul but est de lutter contre l’oubli, de renverser la contrainte élémentaire, d’ouvrir au lecteur quelques-unes des voies que nous avons empruntées avec détermination, ténacité et joie, et de redonner vie à ce que le contrôle social des contemporains et de la postérité occulte, à la sélection souvent aléatoire qu’ils prétendent arbitrairement imposer, notre seul but est de lutter contre la répression de la postérité et l’élimination de la culture - quitte à nous appuyer, pour expliquer cette intention, sur le théoricien de l’équivalence répressive de la censure préventive et de la répression démocratique, et sortir Molé des cratères du temps, avant que la fission du langage n’ait eu raison de l’ombre de son souvenir."


Précisons que tout ce passage, qui part dans de multiples directions et qui comme souvent chez Yonnet peut apparaître plus critique envers la modernité que son auteur ne le souhaite consciemment, je l’ai découvert et avais prévu de vous le faire connaître, avant la dernière affaire Finkie (Finkie dont je ne suis pas un admirateur, il s'en faut). "Chaque petit contemporain devient dorénavant un censeur, et détient le pouvoir de réprimer.", la phrase semble être écrite pour Mme de Haas. Ajoutons en guise de conclusion que la censure préventive et royale avait au moins un avantage, c’est que, justement les petits contemporains devaient aussi s’y soumettre (malgré il est vrai quelques cabales et "pétitions" pour faire revenir la censure royale sur son premier jugement) : une fois le livre sorti avec le privilège royal, on pouvait le critiquer, pas l’interdire. En gros, il n’y avait qu’un réel obstacle à franchir, quand vous pouvez maintenant perdre votre travail ou votre « crédibilité » pour un tweet vieux de cinq ans ou plus, habilement exploité par les fachos staliniens du jour…