vendredi 1 novembre 2019

"Ce que l’on pourrait appeler la civilisation moderne..."

Reprenant donc Le recul de la mort, je réalise que j’avais perdu de vue que la thèse centrale du livre a deux volets. J’avais bien en tête le premier volet, à savoir qu’avec les progrès de la médecine et la transition démographique on passe d’un monde où l’arrivée de l’enfant est à la fois subie et dangereuse (pour l’enfant comme, à chaque grossesse, pour la mère), à un monde où cette arrivée est choisie et de moins en moins dangereuse. Ce qui implique l’apparition d’un nouvel enfant, que P. Yonnet appelle l’enfant du désir d’enfant, totalement différent de son prédécesseur. Revenons au titre du livre : "Le recul de la mort. L’avènement de l’individu contemporain." - santé et morale sont liées, cet enfant du désir d’enfant devient l’individu de nos sociétés d’individus. 

Tout ceci, je m’en souvenais clairement. Mais j’avais perdu de vue, à ma grande honte, un élément tout à fait fondamental, et que les intellectuels « tradis » avec lesquels je peux partager beaucoup de choses ne perçoivent que fort peu : c’est la famille actuelle qui produit l’individu. Je ne dis pas que ces gens-là n’en ont jamais aucune conscience ou qu’il n’y a absolument aucun moyen d’y échapper, mais il faut intégrer aux analyses que l’on peut faire sur l’individualisme actuel le fait qu’il n’est absolument pas, au contraire, fondé sur une opposition de l’individu à la famille ou de la famille à l’individu. Mais je laisse Yonnet nous l’expliquer, au début de son bouquin : 

"La famille est devenue bien plus qu’un modèle, ou un miroir, ou une micro-entreprise sous-traitant des fonctions déléguées par la société. De « cellule de base de la société », elle est devenue la « cellule de base » de l’individu. Autrement dit, c’est là que s’origine et s’élabore cet être nouveau, l’individu, qui produit, construit et ne cesse de réélaborer une société répondant à ses exigences, une société où se reflètent les conséquences de la nouvelle constitution des personnes qui la composent. Pour saisir ce basculement à l’origine de ce que l’on pourrait appeler la civilisation moderne, pour comprendre le monde où nous vivons, les transformations qui l’ont marqué depuis deux siècles et demi, et tenter d’imaginer la suite, ne pas être surpris de ce qui arrivera (car nous ne sommes pas au bout de nos surprises), il faut remonter à ce moment où le recul de la mort a précipité la venue - longue et par paliers - de l’enfant du désir (l’enfant du désir d’enfant)."

Si l’on dit que ce sont les familles d’hier qui ont produit les individus d’aujourd’hui qui demandent et exigent des libertés dans tous les sens, cela peut sembler une platitude : les enfants et petits-enfants de la génération 68 poursuivent l’oeuvre de destruction de leurs parents, etc. La thèse que je vous expose est (hélas ?) plus forte : dans un monde où l’enfant est désiré et non subi, est l’objet d’un choix des parents, la façon dont la cellule familiale fonctionne va fabriquer, nécessairement, un bon petit être moderne. 


Cela ne signifie en rien qu’il faille accepter tout et n’importe quoi en matière de définition de la famille, ou qu'il faille, dans l'éducation qu'on donne à ses enfants, abonder dans le sens de l'individualisme. - En revanche, cela peut signifier que des modifications à ce régime de fabrication d’individus individualistes ne peuvent venir que du dehors, de secousses telluriques externes. - De la possibilité, en tout cas logique, que l’Islam, le Grand Remplacement, aient une manière de rôle positif dans notre regard sur nous-mêmes… Pour l'américanisation, en revanche, on ne voit pas trop en quoi elle pourrait nous aider.