"Cet ordre de l’argent, né de l’argent, grandi et parvenu par l’argent..."
Je ne sais pas si je lirai un jour les livres d’histoire du XVIIIe des frères Goncourt, mais j’aime bien découvrir leur ouverture et vous en faire profiter. Voici les premiers paragraphes de leur Madame de Pompadour :
"La bourgeoisie n’est plus au XVIIIe siècle le monde d’affranchis et d’enrichis, sans droit et sans nom, à la bourse duquel le roi et la guerre sont obligés de recourir. De règne en règne, elle a grandi. Peuple sous Philippe le Bel, elle est le troisième corps ou ordre de l’État sous Philippe de Valois. Et de Philippe de Valois à Louis XV, elle gagne tout, elle mérite tout, elle achète tout, elle monte à tout ; vérité méconnue, et pourtant attestée par tous les faits. Henri IV, Richelieu, Louis XIV l’élèvent contre la noblesse ; et chaque jour du siècle qui commence à la mort de Louis XIV, pour finir à la Révolution, élargit sa place dans l’État et lui apporte une domination nouvelle. Elle remplit les douze parlements, les cours des aides, les chambres des comptes. Les emplois de judicature et de plume, les sénéchaussées et les bailliages lui sont dévolus. Elle a dans l’armée le quart des officiers ; elle a dans l’Église un nombre prodigieux de cures, de canonicats, de chapelles, de prébendes, d’abbayes séculières.
L’administration est son patrimoine. Elle fournit les commissaires des guerres, les chefs des divers bureaux, les employés des vivres, des ponts et chaussées, les commis de tous genres.
De l’avocat jusqu’au chancelier, la magistrature lui appartient absolument.
Toutes les secrétaireries d’État semblent son apanage. Le ministère et les conseils d’administration, depuis le subdélégué jusqu’à l’intendant, depuis les maîtres des requêtes jusqu’aux sous-ministres, sont sa propriété et son héritage.
Mais au-dessus de cette autorité directe, au-dessus de l’accaparement des emplois, de l’envahissement des charges, de l’exercice et de la possession de presque tous les pouvoirs de l’État, le Tiers Ordre du royaume trouvait dans son génie et dans ses aptitudes la source d’une influence moins immédiate, mais plus haute encore et plus considérable. Toutes les gloires bien-aimées de la France, le plus grand éclat de ce siècle, les arts, les lettres lui apportaient leur popularité, et lui donnaient le gouvernement moral de l’opinion publique. Et ce n’était point encore assez pour cette domination du Tiers État, dont 1789 ne devait être que la reconnaissance et la consécration légale. Cet ordre de l’argent, né de l’argent, grandi et parvenu par l’argent, monté aux charges par la vénalité des charges, régnait par cette carrière d’argent, le commerce : un commerce dont la balance de quarante-cinq millions était en faveur de la France.
Il régnait avant tout par ce gouvernement d’argent, la Finance, où tous les moyens, tous les ressorts, toutes les facilités d’aisance, de fortune, d’élévation étaient à sa portée et sous sa main. L’armée de cinquante mille hommes, qui allait du garde, du commis au fermier général, au receveur général, au trésorier, était au Tiers, et n’était qu’au Tiers. Le maniement des revenus ou du crédit de la France lui donnait l’occasion des enrichissements les plus soudains et les plus énormes. Comptez les millions de tous ces importants personnages, ceux-ci venus à Paris avec une trousse de rasoirs, ceux-là sortis d’une boutique de draperie ou de tonnellerie, d’un magasin de vins du Port-à-l’Anglais ou de l’antichambre de M. de Ferriol : les Adine, les Bergeret, les Brissart, les Bragousse, les Bouret, les Caze, les Camuzet (…), les Micault, les Roussel, les Savalette, les Saunier, les Thoinard… Qu’est-ce que la noblesse avec ses biens, les terres et l’épée, avec ses honneurs et ses privilèges, auprès de ce grand parti de la Finance qui a le solide de la puissance, qui tient l’argent de la société et l’argent de l’État, qui marie ses filles aux plus grands noms, et qui, dans le métier même de la noblesse à la guerre, commande aux plans des généraux, si bien que l’on voit pendant toute la guerre de Sept Ans les projets et les batailles aux ordres d’un Duverney.
Ce Tiers État des fermes et des recettes est véritablement, au coeur de la monarchie, une ploutocratie dans toute sa force et dans toute sa splendeur. Il n’a pas seulement toutes les influences politiques, déjà remarquées par Saint-Simon, que donne la richesse sur la pauvreté ; il étale encore les plus belles prodigalités et les plus rares dépenses de l’argent. A qui cette maison superbe entre vingt maisons, ces promenoirs d’orangers, ces tableaux des plus grands maîtres, ces tables de marbres des mieux choisis, ces cabinets d’Allemagne et de la Chine, ces coffres de vernis du Japon d’une légèreté et d’une odeur singulières, ces armoires d’un si grand goût de sculpture et de moulure, ces meubles des plus excellents ouvriers ? A quelque maltôtier.
Quels sont les arbitres de l’élégance, les patrons du goût ? Ces hommes, tout à la fois les Mécènes et les Médicis du siècle de Louis XV : les fermiers généraux. Et il semble qu’on ait devant les yeux l’image même de ce monde tout-puissant et magnifique, le triomphe de la Finance dans ce portrait gravé de Pâris-Montmartel, en plein art, entre ces statues, ces bronzes, ces tentures admirables, et si carrément et si royalement assis dans l’or, avec la mine redoutable et sereine d’un ministre de l’argent.
Ce fut au milieu de ces grandeurs, de ces prospérités, qu’une femme née et élevée dans la finance bourgeoise s’emparait d’une place que la noblesse s’était habituée à regarder comme un de ses privilèges, et montrait, dans la fortune et le premier exemple d’une maîtresse de roi sans naissance, un avènement nouveau de la bourgeoisie dont elle allait porter le pouvoir à Versailles."
<< Home