lundi 30 septembre 2019

Quant tout le monde souhaite le pire, ne devient-il pas sûr ?

Cela faisait un certain temps que je n’avais pas été fureter du côté de « l’histoire invisible » - cette expression, empruntée sauf erreur de ma part à Raymond Abellio, désignant la recherche de lignes de sens métaphysiques dans l’histoire. Recherches fragiles, tant l’irruption d’un événement imprévu peut bousculer les perspectives logiques que l’on avait cru pouvoir déceler, voire inciter à en trouver d’autres auxquelles on n’aurait pas pensées avant ; mais recherches d’une certaine façon nécessaires tant l’histoire actuelle, de par son imprévisibilité même, nous pousse paradoxalement à renouer avec le long terme, qui semble être le seul à pouvoir nous donner une intuition de ce qui pourrait se passer sous peu… Ajoutons que le retour sur le devant de la scène de forces - Russie, Autriche, Islam, par exemple - qui il y a quelques décennies pouvaient passer pour sorties ou en voie de sortie de l’histoire, va dans le même sens de la réconciliation de l’analyse politique avec les grandes perspectives historiques. 

C’est dans cet esprit que j’ai été flâner dans un petit livre de Jean Parvulesco, Le soleil rouge de Raymond Abellio (1987), et que j’en extrais les lignes qui suivent. Le passage que j’ai supprimé contient quelques considérations d’ordre dialectique qui ne me semblent pas ajouter grand-chose au propos :

"Depuis la fin de la dernière guerre civile occidentale, la préoccupation décisive de la culture européenne semble avoir celle de se dissimuler à elle-même, et le plus longtemps possible, la seule vérité authentiquement révolutionnaire de son propre état : à savoir que, depuis 1945, il n’y a plus ni ne saurait y avoir encore une culture européenne dans le sens le plus grand, dans le sens tragique, dans le sens immédiatement agonique du mot. 

Ainsi notre conscience du moment à chaque fois unique et du destin infiniment tragique et rompu à travers lesquels nous nous trouvons présents dans l’histoire a-t-elle mystérieusement cessé d’être action, nativité incessante d’une vision du monde et de l’histoire, d’une vision nôtre exclusivement considérée comme depuis toujours identique à elle-même, identique au secret profond de sa forme originelle. 

Mais, dans le champ de l’Esprit, qui est avant tout le champ d’une unité active, il ne se peut pas qu’il y ait d’interruption. [Je coupe donc ici la fin du paragraphe, dans laquelle Parvulesco exprime l’idée que l’apparence d’une interruption ne peut par conséquent qu’être trompeuse, et doit ainsi inciter à "saisir dialectiquement la lumière germinale d’une signification positive à couvert."]

Et, d’autre part, saint Jean de la Croix n’enseigne-t-il pas que l’heure qui précède le jour est l’heure la plus noire de la nuit ? Dans l’ouverture de cette inconcevable certitude irrationnelle, nous retrouvons l’héritage - soutenu, en Occident, par la continuation christologique - de la plus ancienne, de le plus profonde des pensées mystiques indo-européennes de l’immortalité en tant que « dur combat », et que notre Sauveur Solaire avait exaltée dans son enseignement agonique et nocturne de la parabole du grain qui, pour porter fruit, doit connaître la mort en la traversant, en s’en appropriant les pouvoirs et le mystère, en la dépassant, en se la soumettant, terrassée.

C’est ainsi qu’en s’immolant Lui-même à Lui-même, le Sauveur Agonique nous a prouvé la résurrection, l’éternelle déroute de la mort, et c’est précisément sa mort glorieuse, si glorieuse et héroïque à la fois, qui donne à l’histoire occidentale à son terme, à l’histoire occidentale indéfiniment renouvelée d’au-delà de l’histoire et à notre espérance d’au-delà de toute espérance, une dimension absolue, suprahumaine et divine, une dimension immédiatement eucharistique. 

Or ce que la culture européenne a perdu, ou croit avoir perdu depuis 1945, c’est précisément cette dimension eucharistique de l’histoire, la conscience de l’impossibilité totale d’une fin de l’histoire qui jusque dans son après-histoire même ne fût une fin dans le sens de la plus extrême espérance christologique face au néant de tout néant."


Je n’ai pas encore pris le temps de regarder les vidéos que J. Rochedy vient de consacrer à Nietzsche et au nihilisme européen actuel ; ce qui suit ne peut donc être considéré comme leur répondant, mais il me semble que Parvulesco, entre la lucidité et le voeu pieux, met le doigt sur une dimension de notre crise spirituelle : les convictions nihilistes ou suicidaires y sont d’une certaine manière partagées par les représentants du néant et de la crise d’une part, et par ceux qui croient encore, envers et contre tout, que l’Europe va pouvoir se sauver. Certes ceux-ci, dans leur combat politique quotidien, ne cherchent aucunement à hâter la venue d’une crise dont ils savent que le pire pourrait sortir, mais ils ont bien du mal à ne pas considérer cette crise comme inévitable, si ce n’est peut-être bénéfique ou salutaire. Les optimistes de la chute de l’Europe - nihilistes, capitalistes, les sectes contemporaines (écolos, féministes, LGBT, etc.), les musulmans d’une autre manière - poussent dans le même sens que ceux qui ne veulent pas de cette chute… sans compter cette espèce de croyance que nous gardons d’un miracle toujours possible, croyance à laquelle il serait sot de tourner le dos mais qui est aussi une forme de paresse…


Il ne vous aura pas échappé, chers lecteurs, que depuis la rentrée des classes j’ai tendance à choisir des textes quelque peu catastrophistes, ou qui du moins décrivent des catastrophes passées. Quand, d’une certaine façon, tout le monde désire la catastrophe, y compris ceux qui luttent - et à raison ! - contre elle… il est normal de s’intéresser de nouveau à ce thème. Et mon intérêt même pour l’histoire invisible serait justiciable de ces remarques…