Une analyse holiste.
Ce texte n'est pas le dernier mot des rapports entre les classes (il a notamment tendance, c'est un des thèmes de prédilection de son auteur, à expliquer trop exclusivement le haut par le bas), mais, outre sa justesse et sa saveur propres, il permet de rappeler, c'est déjà sur ce point que je critiquais Alain Brossat, que la conscience d'un univers hiérarchisé n'implique aucunement une vision idyllique de la communauté :
"Immobile sur ma couche, je compris pendant cette terrible nuit le secret du manoir et de la noblesse rurale, ce secret dont maints symptômes obscurs m'avaient donné dès le premier moment un pressentiment de gueule et d'angoisse ! Ce secret, c'était celui des domestiques. Ces rustres constituaient le secret de leurs maîtres. Contre qui mon oncle bâillait-il, contre qui se fourrait-il dans la bouche une autre fraise douceâtre ? Contre ces rustres, contre ses propres serviteurs ! Pourquoi ne ramassait-il pas son étui à cigarettes ? Pour le faire ramasser par les domestiques. Pourquoi nous prodiguait-il une amabilité si bonasse et conventionnelle, et pourquoi tant de politesse et d'égards, de manières et de bon ton ? Pour se distinguer des domestiques et conserver contre eux son style de maître. Et tout ce qu'ils pouvaient faire était plus ou moins pour eux contre les serviteurs, tant ceux de l'intérieur que ceux de la ferme.
Pouvait-il d'ailleurs en être autrement ? Nous, les gens de la ville, nous avions à peine l'impression d'être des maîtres et des possédants : habillés de la même façon, avec les mêmes paroles et les mêmes gestes, nous étions reliés au prolétariat par une multitude d'intermédiaires et, d'échelon en échelon, du boutiquier au cocher, puis du cocher au concierge, on pouvait descendre sans heurt jusqu'au plus bas, jusqu'au balayeur. Ici, au contraire, la condition des maîtres se détachait comme un peuplier solitaire en terrain plat. Il n'existait pas de transitions lentes entre les maîtres et les serviteurs puisque le régisseur vivait séparé dans sa maison et le curé dans son presbytère. La morgue nobiliaire de mon oncle s'enracinait directement sur un fond plébéien et c'est de la plèbe qu'elle tirait ses sucs. On était servi à la ville de façon normale et discrète, et certaines servitudes étaient mutuelles, tandis qu'ici le maître avait des serviteurs bien définis, des plébéiens à qui il tendait la jambe pour se faire décrotter la chaussure... Mon oncle et ma tante savaient sans doute ce qu'on disait d'eux à l'office et comment les voyaient les gros yeux de ces rustres : ils le savaient, mais ils ne laissaient pas cette connaissance s'épanouir, ils la refoulaient, l'étouffaient, la repoussaient dans les caves obscures du cerveau.
Etre vus tout le temps par leurs paysans ! Faire l'objet de leurs observations et de leurs commérages ! Voir son image constamment brisée dans le prisme rustique d'un domestique qui entre dans les chambres, qui écoute les conversations, qui regarde les gestes, qui apporte le café à table ou au lit, être le thème de ragots de cuisine poussiéreux, jaunis, rassis et ne pouvoir jamais s'expliquer, jamais trouver langue commune avec ces gens ! Certes, c'est seulement par la domesticité, par le valet, le cocher, la petite bonne, qu'on peut comprendre le fond de la noblesse rurale. Sans le domestique vous ne comprenez pas le maître. Sans la petite bonne vous n'appréciez pas le style des dames et la hauteur de leurs aspirations, et le jeune seigneur repose sur la fille de ferme."
Ferdydurke, pp. 332-334.
Allez, quelques paragraphes plus loin (pp. 335-336), encore un peu de holisme, un rien burlesque :
"Le fait subversif qu'un petit domestique ait levé la main sur le visage de Mientus, invité des maîtres et maître lui-même, ne pouvait qu'entraîner des conséquences non moins subversives. Une hiérarchie séculaire reposait sur la domination des parties du corps seigneuriales : c'était un système féodal et rigide selon lequel la main d'un maître était au niveau de la gueule du serviteur et le pied du seigneur arrivait à mi-corps du paysan. Une telle hiérarchie remontait à la nuit des temps. C'était une loi éternelle, un canon, un ordre. C'était un noeud mystique sanctifié par des usages immémoriaux et rattachant les unes aux autres les parties du corps seigneuriales et populaires. C'est seulement selon cet ordre que les maîtres pouvaient entrer et rester en contact avec les rustres."
"Immobile sur ma couche, je compris pendant cette terrible nuit le secret du manoir et de la noblesse rurale, ce secret dont maints symptômes obscurs m'avaient donné dès le premier moment un pressentiment de gueule et d'angoisse ! Ce secret, c'était celui des domestiques. Ces rustres constituaient le secret de leurs maîtres. Contre qui mon oncle bâillait-il, contre qui se fourrait-il dans la bouche une autre fraise douceâtre ? Contre ces rustres, contre ses propres serviteurs ! Pourquoi ne ramassait-il pas son étui à cigarettes ? Pour le faire ramasser par les domestiques. Pourquoi nous prodiguait-il une amabilité si bonasse et conventionnelle, et pourquoi tant de politesse et d'égards, de manières et de bon ton ? Pour se distinguer des domestiques et conserver contre eux son style de maître. Et tout ce qu'ils pouvaient faire était plus ou moins pour eux contre les serviteurs, tant ceux de l'intérieur que ceux de la ferme.
Pouvait-il d'ailleurs en être autrement ? Nous, les gens de la ville, nous avions à peine l'impression d'être des maîtres et des possédants : habillés de la même façon, avec les mêmes paroles et les mêmes gestes, nous étions reliés au prolétariat par une multitude d'intermédiaires et, d'échelon en échelon, du boutiquier au cocher, puis du cocher au concierge, on pouvait descendre sans heurt jusqu'au plus bas, jusqu'au balayeur. Ici, au contraire, la condition des maîtres se détachait comme un peuplier solitaire en terrain plat. Il n'existait pas de transitions lentes entre les maîtres et les serviteurs puisque le régisseur vivait séparé dans sa maison et le curé dans son presbytère. La morgue nobiliaire de mon oncle s'enracinait directement sur un fond plébéien et c'est de la plèbe qu'elle tirait ses sucs. On était servi à la ville de façon normale et discrète, et certaines servitudes étaient mutuelles, tandis qu'ici le maître avait des serviteurs bien définis, des plébéiens à qui il tendait la jambe pour se faire décrotter la chaussure... Mon oncle et ma tante savaient sans doute ce qu'on disait d'eux à l'office et comment les voyaient les gros yeux de ces rustres : ils le savaient, mais ils ne laissaient pas cette connaissance s'épanouir, ils la refoulaient, l'étouffaient, la repoussaient dans les caves obscures du cerveau.
Etre vus tout le temps par leurs paysans ! Faire l'objet de leurs observations et de leurs commérages ! Voir son image constamment brisée dans le prisme rustique d'un domestique qui entre dans les chambres, qui écoute les conversations, qui regarde les gestes, qui apporte le café à table ou au lit, être le thème de ragots de cuisine poussiéreux, jaunis, rassis et ne pouvoir jamais s'expliquer, jamais trouver langue commune avec ces gens ! Certes, c'est seulement par la domesticité, par le valet, le cocher, la petite bonne, qu'on peut comprendre le fond de la noblesse rurale. Sans le domestique vous ne comprenez pas le maître. Sans la petite bonne vous n'appréciez pas le style des dames et la hauteur de leurs aspirations, et le jeune seigneur repose sur la fille de ferme."
Ferdydurke, pp. 332-334.
Allez, quelques paragraphes plus loin (pp. 335-336), encore un peu de holisme, un rien burlesque :
"Le fait subversif qu'un petit domestique ait levé la main sur le visage de Mientus, invité des maîtres et maître lui-même, ne pouvait qu'entraîner des conséquences non moins subversives. Une hiérarchie séculaire reposait sur la domination des parties du corps seigneuriales : c'était un système féodal et rigide selon lequel la main d'un maître était au niveau de la gueule du serviteur et le pied du seigneur arrivait à mi-corps du paysan. Une telle hiérarchie remontait à la nuit des temps. C'était une loi éternelle, un canon, un ordre. C'était un noeud mystique sanctifié par des usages immémoriaux et rattachant les unes aux autres les parties du corps seigneuriales et populaires. C'est seulement selon cet ordre que les maîtres pouvaient entrer et rester en contact avec les rustres."
Libellés : Brossat, Gombrowicz, holisme
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