samedi 6 décembre 2008

A partir de Todd.

Un petit complément au message précédent : E. Todd donne (pp. 55 et 75 de Après la démocratie) une grande importance à la loi Guizot de 1833, la jugeant plus importante que les lois Ferry pour le développement de l'instruction des Français : d'un point de vue chronologique (cette loi est contemporaine de la prolétarisation par l'industrialisation de nombreux paysans français) comme d'un point de vue idéologique (elle est l'oeuvre d'un bourgeois (protestant, rappelle Todd, ce qui n'est à nos yeux pas sans signification) capitaliste), cela vient en appui à la thèse de Lévi-Strauss selon laquelle l'écriture "paraît favoriser l'exploitation des hommes avant leur illumination" (Tristes tropiques, ch. XXVIII, "Pléiade", p. 300). D'ailleurs Lévi-Strauss lui-même fait ce lien :

"La fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement. L'emploi de l'écriture à des fins désintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles ou esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l'autre. (...) L'action systématique des Etats européens en faveur de l'instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l'extension du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l'analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens par le pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n'est censé ignorer la loi." (ibid.)

Nostalgie rousseauiste, dira-t-on, et/ou pré-foucaldienne ; et on ajoutera que maintenant que les gens savent lire, de toutes façons le mal est fait. E. Todd de son côté insiste sur l'aspect volontaire et massif de l'apprentissage de la lecture : "Il suffit que l'Etat mette un minimum de moyens à la disposition des familles pour que le rythme de progression se précipite.", et enchaîne par une conclusion qui sonne justement comme une phrase de Lévi-Strauss : "Ce que nous voyons à l'oeuvre est, fondamentalement, une tendance autonome de l'esprit humain." (Après la démocratie, p. 55)

Ah, ces « tendances de l'esprit humain »... On lui fait dire ce que l'on veut, à l'« esprit humain », et dans ce genre de phrases le péché d'essentialisme n'est jamais loin - chez Lévi-Strauss plus que chez E. Todd allais-je écrire, mais dans le cas présent l'utilisation que celui-ci fait de la « longue durée » est si extensive qu'elle dilue presque son objet dans, précisément, l'essentialisme : que, sur une très longue période, le mouvement d'apprentissage massif de la lecture et de l'écriture soit un fait incontestable, c'est une chose : cela n'autorise pas à en conclure à « une tendance autonome de l'esprit humain », vision peut-être ethnocentriste et sociocentriste de l'intellectuel Todd - même si celui-ci a certainement raison de noter que si la loi Guizot a eu une telle importance, c'est aussi parce que les gens avaient envie de s'instruire par le biais de la lecture.

Je m'arrête : je souhaitais surtout montrer sur l'exemple même choisi par E. Todd - la loi Guizot - que les choses ne sont pas aussi simples qu'il le suggère. J'encourage par ailleurs le lecteur à ouvrir Tristes tropiques, l'analyse complète de Lévi-Strauss étant plus riche que la synthèse un peu abrupte que j'en ai donnée. Et puisque le vieux grincheux (c'est un compliment), devenu, lui l'auteur du Totémisme aujourd'hui, où il liquide le concept de totémisme, une sorte de totem de la « culture française » (ça doit le faire sourire), puisque, disais-je, le pauvre Lévi-Strauss a dû subir la visite de Sarko-la-pute, ajoutons pour finir que, le sarkozysme ayant toujours tendance à jeter le plus grand nombre de bébés possible avec l'eau du bain, il est hors de question de confondre ici le scepticisme mélancolique de l'un avec l'anti-intellectualisme effréné de l'autre.

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