lundi 1 décembre 2008

Avant, pendant, après la « démocratie ». (Ajout le lendemain.)

Alors, Todd... Le début de son dernier livre, Après la démocratie - disons les soixante premières pages -, laisse quelque peu circonspect. Fondamentalement, si je comprends bien, Emmanuel Todd est un durkheimien : auparavant, on avait l'équation Dieu(x) = société, cette équivalence n'existe plus, c'est un des premiers enseignements du très long terme ; un autre enseignement est le nombre croissant de gens qui savent lire, et parmi eux le nombre croissant de gens qui savent se servir de la lecture pour réfléchir (la formulation est abrupte, mais par là Todd veut dire qu'il y a une grande différence entre la personne qui lit L'Humanité tous les jours depuis cinquante ans et celle qui lit L'Humanité, Le Figaro et Rezo, les compare, les confronte...). Ces deux enseignements sont liés l'un à l'autre, et, si Dieu n'est plus la société, soyons, comme Durkheim, volontairement rationalistes, puisque de toutes façons nous n'avons pas le choix. Ce qui peut gêner n'est pas tant ce raisonnement - ce qui ne veut pas dire que je l'admette totalement - que l'optique plus « simplement » rationaliste chez E. Todd que chez Durkheim (ce qui rapproche d'ailleurs le premier nommé de Musil) : s'il évoque bien (p. 65) « l'individu triomphant et malheureux » dont « la hausse du taux de suicide a suivi pas à pas le développement de l'alphabétisation », en mentionnant alors explicitement Durkheim, on sent bien que E. Todd n'a pas grand regret des sociétés traditionnelles. On n'engagera pas de débat avec lui sur ce point, mais cela rend sa position moins tendue que celle d'un Durkheim, et l'amène par ailleurs à glisser trop vite sur les ambivalences de l'apprentissage de la lecture et du rôle de l'écriture (à ce sujet, une confrontation avec le Lévi-Strauss de Tristes tropiques, qui cherche à relier développement de l'écriture et extension du pouvoir de l'Etat, serait intéressante [ajout le 6.12 : ce point est un peu développé ici]). Pour le formuler autrement : dans ce livre tout au moins, l'intérêt de l'auteur n'est pas centré sur les traditions culturelles en tant que telles, mais sur le fait que leur disparition permet ce qu'il appelle le « moment Sarkozy ».

Il fallait faire cette réserve générale pour débuter, à la fois parce qu'elle est importante et pour que le lecteur puisse situer à peu près E. Todd dans notre typologie habituelle : durkheimien tendance Musil, ou musilien mâtiné de Durkheim, au choix - on ne va pas non plus le soumettre à une analyse sans fin -, voilà où nous le situerions.

Ceci étant dit, nous n'y reviendrons plus guère, car toute la suite du livre, si elle a souvent recours à la longue durée (c'est une des choses que l'on demande à son auteur...), le fait à partir de données anthropologiques concrètes (structures familiales principalement) qui nous éloignent de ces débats très généraux sur la Tradition et la Modernité, et fourmille de plus d'aperçus parfois fort intéressants - auxquels il est temps que nous arrivions.

"L'avènement d'une classe culturelle éduquée et nombreuse a créé les conditions objectives d'une fragmentation de la société et provoqué la diffusion d'une sensibilité inégalitaire d'un genre nouveau. Pour la première fois, les « éduqués supérieurs » peuvent vivre entre eux, produire et consommer leur propre culture. Autrefois, écrivains et producteurs d'idéologies devaient s'adresser à la population dans son ensemble, simplement alphabétisée, ou se contenter de parler tout seuls. L'émergence de millions de consommateurs culturels de niveau supérieur autorise un processus d'involution. Le monde dit supérieur peut se refermer sur lui-même, vivre en vase clos et développer, sans s'en rendre compte, une attitude de distance et de mépris vis-à-vis des masses, du peuple, et du populisme qui naît en réaction à ce mépris.

A l'échelle d'une classe se produit un phénomène de narcissisation qui mène à une culture d'ordre inférieur parce qu'elle se désintéresse de l'homme en général pour ne plus refléter que les préoccupations d'un groupe social particulier. Le roman, le cinéma sombrent dans les petits soucis des éduqués supérieurs, dans un nombrilisme culturel qui se pense très civilisé, mais s'éloigne des problèmes de la société, et donc de l'homme. Paradoxalement, la hausse du niveau éducatif produit donc à ce stade une régression de la haute culture. Rien de définitif dans ce constat : l'appauvrissement économique en cours des jeunes éduqués supérieurs nous promet un revirement dans les décennies qui viennent." (pp. 83-84)

- eh oui, nous sommes une génération sacrifiée - jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y reprendrait plus... Simple comme bonjour !

Enchaînons, sur l'une des causes de ce phénomène, Mai 68 - à travers les fameuses critiques que N. Sarkozy a proféré à l'égard des « événements » :

"Les soixante-huitards ne s'intéressaient pas à l'argent. Mais, vieillissant, ils surent étendre à la monnaie la tolérance qu'ils pratiquaient en matière de sexualité, et qui fut effectivement l'une des dimensions de mai 68. Liberté sexuelle et affection pour l'argent apparurent finalement comme les soeurs jumelles de la révolte libertaire. En quoi Sarkozy s'est-il opposé à ce double message ?

L'important, du point de vue de l'analyse, n'est pas de juger Sarkozy, mais de percevoir en lui la puissance des déterminants anthropologiques ou, en des termes plus familiers, la prédominance des moeurs sur les doctrines, des comportements inconscients sur les formulations politiques. Le style postsoixante-huitard refuse effectivement un certain type de contrainte. L'individu qui a émergé au terme de quarante ans d'évolution des moeurs souffre certainement d'un déficit de surmoi. Il a beaucoup de mal à penser et à agir sur le mode collectif. Les implications économiques et politiques sont évidentes. La révolution néoconservatrice américaine et le néolibéralisme français dérivent autant sinon plus de ces transformations comportementales que d'une logique intrinsèque du capitalisme. S'il est interdit d'interdire, le marché règne, l'Etat se décompose, et en vérité il n'est guère nécessaire de chercher plus loin les causes de notre désarroi économique.

L'effondrement du système économique a aggravé la tendance, en supprimant le contrepoids qui avait permis d'optimiser la performance capitaliste au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale ; la menace communiste avait rendu le capitalisme social, pour tout dire civilisé [et les luttes ouvrières, elles puent des pieds ? - Bon, disons que c'est un oubli momentané.]. Mais la poussée néolibérale est bien antérieure à la chute du mur de Berlin. C'est vers le milieu des années soixante-dix que le sens du collectif a commencé de mourir dans nos têtes. François Denord, dans Néolibéralisme, version française [Démopolis, 2007], montre bien qu'une dynamique néolibérale interne était à l'oeuvre au sein de la société française, indépendamment des expériences de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Si l'on admet une certaine primauté des moeurs sur les doctrines, il est évident que le pays de mai 68, l'un des plus actifs dans la mutation des moeurs, ne pouvait qu'être l'un des pôles de « l'individualisme » contemporain - aux côtés des démocraties libérales soeurs que sont le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Mieux vaudrait d'ailleurs parler, comme je l'ai déjà fait plusieurs fois, de « narcissisme » [quelque part dans sa récente interview à Médiapart, E. Todd évoque le concept d'« ultra-individualisme » et regrette de ne l'avoir pas utilisé dans Après la démocratie]. L'individualisme fut une croyance collective, une idéologie puissante. Le narcissisme désigne un état d'atomisation qui ne correspond à aucune doctrine spécifique, à aucun projet social, à aucune action de groupe. Dans des pays comme l'Allemagne ou le Japon, dont les systèmes familiaux étaient à l'origine plus autoritaires, où l'individu était plus fortement intégré à la collectivité, la poussée libertaire a été beaucoup plus mesurée ; quelques structures verticales importantes subsistent, l'entreprise au Japon, l'entreprise et les syndicats en Allemagne. La spécificité de l'explosion française de 1968 a quelque chose à voir avec le trait égalitaire du système anthropologique, qui n'a pas d'équivalent en Angleterre ou aux Etats-Unis. L'effondrement temporaire des rapports hiérarchiques fut un trait étonnant des événements de mai, dont on n'a jamais vu l'équivalent ailleurs. (...)

Président, Nicolas Sarkozy représente une sorte de triomphe bouffon de l'égalitarisme français ; pour la première fois dans notre histoire, nous avons un chef d'Etat qui se comporte comme s'il ne valait pas mieux que les citoyens. C'est en réalité toujours le cas, mais cette vérité doit être cachée pour que les institutions et le système social tournent de façon, si ce n'est harmonieuse, du moins raisonnable.

Mai 68 n'est qu'une étiquette. L'examen des évolutions démographiques permet de suivre et de mesurer celle des moeurs. Les « événements » ne furent qu'une sorte de préfiguration géniale produite par une société douée pour le happening politique. Ailleurs, les mêmes bouleversements ont eu lieu, avec des ampleurs et selon des rythmes divers, mais sans explosion initiale." (pp. 205-207)

Certains éléments de cette analyse sont bien connus, qu'ils soient généraux : les différentes composantes de la matrice « libérale-libertaire » (pour une illustration sur ce site, relisez Julien Freund), ou particuliers : le côté soixante-huitard (tendance « tout pour ma gueule », ou « tout pour mon chibre ») de Nicolas Sarkozy, repéré aussi bien, cela fait drôle d'accoler ces deux noms, par Pascal Bruckner que par Jean-Pierre Voyer. Ce qui m'a semblé à tort ou à raison plus original est cette « ruse de l'histoire » : la contribution proprement française au développement de sensibilités inégalitaires et narcissiques (évitons le terme d'individualisme tant qu'il n'est pas absolument nécessaire) s'est faite par le biais de revendications égalitaires. On n'en tirera pas pour autant de leçon générale sur lesdites revendications : la configuration historique qui fut celle de Mai 68 est particulière. Il m'est arrivé de me demander, citons-nous sans vergogne, "si les hommes ne sont pas [parfois] plus égaux en pratique quand ils ne sont pas supposés l'être en principe". C'est assurément une bonne question, mais (justement parce que c'est une bonne question) on se gardera de lui donner une réponse univoque. On se contentera de noter qu'il y a toujours des gens pour donner leur bénédiction aux inégalités lorsqu'ils en profitent, que ce soit à travers une idéologie inégalitaire ou égalitaire (dans le cas de Mai 68 et du divorce qui s'est établi petit à petit entre ouvriers et étudiants (pour faire vite), il est clair que certains des seconds se sont mis à penser qu'ils étaient « plus égaux que les autres », et/ou que « égalité bien ordonnée commence par soi-même », quand les premiers dans leur ensemble - malgré les tentations du style « Pompidou des sous » - voyaient encore la recherche de l'égalité comme une recherche collective concernant l'ensemble de la société).

On appréciera par ailleurs - il faudrait lire le livre de François Denord pour avoir plus d'éléments à ce sujet - cette volonté de ne pas reporter la faute sur les autres, en l'occurrence les étrangers : regretter que nos « intellectuels » aiment tant se prosterner devant des divinités étrangères (de Hitler à Obama en passant par Mao et Blair) est une chose, estimer que tout le mal vient de Reagan, Thatcher, et des anglo-saxons en général, en est une autre. Comme disait Bernanos : "Que les élites soient nationales ou non, la chose a beaucoup moins d'importance que vous ne pensez. Les élites du XVIIe siècle n'étaient guère nationales, celles du XVIe non plus. C'est le peuple qui donne à chaque patrie son type original." Après tout, il est du rôle des élites, qu'elles le remplissent bien ou mal, de voir à l'étranger ce qui s'y passe et d'en rapporter des idées. Le problème - c'est précisément ce que Emmanuel Todd appelle le « moment Sarkozy » - vient quand le peuple en son ensemble élit très nettement quelqu'un qui prône des valeurs qui ne sont pas celles du peuple en question (une clé est fournie par le même E. Todd : Sarkozy comme « triomphe bouffon de l'égalitarisme français », comme homme moyen plus que moyen et fier d'être moyen). En politique étrangère, M. Defensa insiste souvent là-dessus, il semblerait que les circonstances - à long terme comme à court terme - forcent N. Sarkozy à être plus « français » que peut-être il ne voudrait l'être (avec l'intéressé, il faut toujours des guillemets et des « peut-être » lorsqu'il s'agit de ses « convictions », car il semble justement en avoir tellement peu). En politique intérieure, pour l'instant, le moins que l'on puisse dire est que si la société se sent violée dans ses valeurs elle ne porte guère plainte, ou ne fait guère en sorte que ses plaintes soient suivies d'effet.

A suivre !



(Ajout le 02.12.)
Oui, à propos d'Obama, un petit florilège :

- sur sa politique extérieure ;

- sur sa politique intérieure ;

- sur l'équipe qu'il a « choisie » ;

- avec une éventuelle nuance d'espoir pour finir...


I'd rather be a hammer than a nail. Yes I would. If I only could, I surely would...


ZCV12810672

Le pire est à venir !

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