La Grande Guerre dans notre cul...
14-18, encore et toujours, Bernanos de nouveau :
"Il est peu probable qu'un jeune homme perde aujourd'hui [1938] son temps à relire les journaux de la guerre. Il ignore d'ailleurs tout de la guerre, il n'en veut rien connaître. Il ne saura donc jamais que la France s'est alors coupée en deux, que l'héroïsme prodigué sur les fronts n'a sans doute pas réussi à compenser surnaturellement la démoralisation accélérée de l'arrière, son indignité, son avidité, son cynisme, sa niaiserie. Le 11 novembre, la France guerrière est comme tombée d'un seul coup, face contre terre. L'autre - mais peut-on lui donner le nom de France ? - les poches pleines, le coeur vide, les nerfs brisés, derrière ses politiciens, ses journalistes, ses financiers, ses gitons funèbres, ses cabotins et ses nègres, s'est emparée de notre opinion publique. Elle l'a gardée." (Les grands cimetières..., p. 555.)
Dans cette optique, ce que je vous racontais la dernière fois, à savoir que les Français - et notamment, relève Maurice Martin du Gard, des soldats mutilés invités à la signature du Traité de Versailles et dont Clemenceau flatte l'orgueil en leur désignant ledit Traité : "Ceci est votre récompense !" - n'ont même pas eu accès à ce texte qui les concernait pourtant de près, est d'autant plus révélateur.
Un peu de recul : si l'on essaie ici de repérer des points-pivots, des moments où l'histoire a bifurqué, pris une direction qui aurait pu être autre mais qui, une fois prise, empêche pour de nombreuses années de revenir en arrière, on a appris aussi à ne pas donner à ces moments une trop grande importance : ils sont préparés par ce qui les a précédés. En l'occurrence, que les journalistes et financiers aient pu ainsi profiter de la Grande Guerre vient aussi de ce qu'ils étaient en position de force avant qu'elle ne soit déclenchée. On peut d'ailleurs penser que le fait que Bernanos se laisse aller à des clichés homophobes et vaguement racistes donne à son expression un côté routinier qui ne plaide pas en sa faveur : on en a dénoncé, au cours de l'histoire, des Babylone...
Mais, outre que Bernanos n'a pas non plus inventé des modes comme celles de La garçonne ou du Charleston, il faut retenir le plus important : non seulement le coût démographique de la guerre, sur lequel j'insiste beaucoup en ce moment, coût donc, ainsi que le rappelle P. Chaunu, assez largement payé par la bourgeoisie, a été exorbitant, mais il s'est produit alors une coupure entre ceux qui ont fait la guerre et ceux qui ne l'ont pas faite - au profit de ceux qui ne l'ont pas faite... Et précisément, que beaucoup de jeunes bourgeois aient trouvé la mort sur les champs de bataille a par contrecoup créé un vide : les meilleurs d'entre eux partis, il ne restait plus dans la bourgeoisie que les planqués, que ceux qui n'avaient rien partagé avec ouvriers et paysans : toutes choses égales d'ailleurs, ce fut une des difficultés de l'entre-deux-guerres et de son atmosphère de guerre civile, atmosphère qui à la fois nourrit des tentations de s'appuyer sur des alliés extérieurs et provoque en retour des accusations de complicité avec l'ennemi, etc.
- J'y reviendrai plus précisément une prochaine fois, Bernanos encore à l'appui, mais cela signifie notamment, et la suite allait amplement le démontrer, qu'au moins dans sa conclusion la Grande Guerre fut tout sauf hégélienne.
A bientôt !
"Il est peu probable qu'un jeune homme perde aujourd'hui [1938] son temps à relire les journaux de la guerre. Il ignore d'ailleurs tout de la guerre, il n'en veut rien connaître. Il ne saura donc jamais que la France s'est alors coupée en deux, que l'héroïsme prodigué sur les fronts n'a sans doute pas réussi à compenser surnaturellement la démoralisation accélérée de l'arrière, son indignité, son avidité, son cynisme, sa niaiserie. Le 11 novembre, la France guerrière est comme tombée d'un seul coup, face contre terre. L'autre - mais peut-on lui donner le nom de France ? - les poches pleines, le coeur vide, les nerfs brisés, derrière ses politiciens, ses journalistes, ses financiers, ses gitons funèbres, ses cabotins et ses nègres, s'est emparée de notre opinion publique. Elle l'a gardée." (Les grands cimetières..., p. 555.)
Dans cette optique, ce que je vous racontais la dernière fois, à savoir que les Français - et notamment, relève Maurice Martin du Gard, des soldats mutilés invités à la signature du Traité de Versailles et dont Clemenceau flatte l'orgueil en leur désignant ledit Traité : "Ceci est votre récompense !" - n'ont même pas eu accès à ce texte qui les concernait pourtant de près, est d'autant plus révélateur.
Un peu de recul : si l'on essaie ici de repérer des points-pivots, des moments où l'histoire a bifurqué, pris une direction qui aurait pu être autre mais qui, une fois prise, empêche pour de nombreuses années de revenir en arrière, on a appris aussi à ne pas donner à ces moments une trop grande importance : ils sont préparés par ce qui les a précédés. En l'occurrence, que les journalistes et financiers aient pu ainsi profiter de la Grande Guerre vient aussi de ce qu'ils étaient en position de force avant qu'elle ne soit déclenchée. On peut d'ailleurs penser que le fait que Bernanos se laisse aller à des clichés homophobes et vaguement racistes donne à son expression un côté routinier qui ne plaide pas en sa faveur : on en a dénoncé, au cours de l'histoire, des Babylone...
Mais, outre que Bernanos n'a pas non plus inventé des modes comme celles de La garçonne ou du Charleston, il faut retenir le plus important : non seulement le coût démographique de la guerre, sur lequel j'insiste beaucoup en ce moment, coût donc, ainsi que le rappelle P. Chaunu, assez largement payé par la bourgeoisie, a été exorbitant, mais il s'est produit alors une coupure entre ceux qui ont fait la guerre et ceux qui ne l'ont pas faite - au profit de ceux qui ne l'ont pas faite... Et précisément, que beaucoup de jeunes bourgeois aient trouvé la mort sur les champs de bataille a par contrecoup créé un vide : les meilleurs d'entre eux partis, il ne restait plus dans la bourgeoisie que les planqués, que ceux qui n'avaient rien partagé avec ouvriers et paysans : toutes choses égales d'ailleurs, ce fut une des difficultés de l'entre-deux-guerres et de son atmosphère de guerre civile, atmosphère qui à la fois nourrit des tentations de s'appuyer sur des alliés extérieurs et provoque en retour des accusations de complicité avec l'ennemi, etc.
- J'y reviendrai plus précisément une prochaine fois, Bernanos encore à l'appui, mais cela signifie notamment, et la suite allait amplement le démontrer, qu'au moins dans sa conclusion la Grande Guerre fut tout sauf hégélienne.
A bientôt !
Libellés : Bernanos, Chaunu, Clemenceau, Hegel, Maurice Martin du Gard
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