Saint Dominique, relaps et saint...
The one and only Dominique Zardi, en train de faire le con avec son alter ego Attal chez Chabrol, puis seul, statue du commandeur à l'enterrement d'Alain Bashung (photo © Un-ami-à-moi)...
Décédé il y a deux jours après une carrière remplie d'à peu près 500 films, D. Zardi illustrait à sa manière ce fantasme de la modernité artistique :
"L'art que nous possédons aujourd'hui est un résidu que nous a laissé une société aristocratique, résidu qui a été encore fortement corrompu par la bourgeoisie. Suivant les meilleurs esprits, il serait grandement à désirer que l'art contemporain pût se renouveler par un contact plus intime avec les artisans ; l'art académique a dévoré les plus beaux génies, sans arriver à produire ce que nous ont donné les générations artisanes." (G. Sorel, Réflexions sur la violence, 1907, Marcel Rivière, 1972, pp. 44-45)
D'une manière générale, je trouve que les artistes et esthètes sont un peu sévères avec le bourgeois, je vous en parlerai plus avant à l'occasion - il suffit d'ailleurs de voir ce qu'il reste de l'art quand le bourgeois s'y intéresse moins et/ou se noie dans l'indifférenciation de la classe moyenne. Passons : ces lignes du syndicaliste révolutionnaire Sorel, on les trouverait sans grande modification au fil d'interviews de Jean Renoir, ou dans les Cahiers du cinéma, en 1955 comme en 1990, et bien sûr dans d'autres domaines artistiques. La figure de l'artisan comme ce qui permettrait de sortir des jeux effectivement pervers entre l'artiste et le bourgeois, qui ont autant besoin l'un de l'autre qu'ils ont parfois de mal à s'accepter l'un l'autre ; la figure de l'artisan qui permettrait d'échapper au mensonge romantique, pour parler comme R. Girard, de l'artiste supposé anti-conformiste et qui occupe pourtant une place précise (et épuisante) dans le système... cette figure hante l'artiste moderne de la même façon que, vous ne l'ignorez pas, l'individualisme moderne est hanté par son contraire le holisme, et elle a effectivement contribué parfois à la conception de grandes oeuvres. Mais, sauf exceptions importantes comme Hollywood jusqu'aux années 50, elle ne peut être qu'un point-limite ou un fantasme, dans une société individualiste. Ce pourquoi elle revient périodiquement, sans pouvoir s'imposer.
Ces réflexions inspirées par le décès de Dominique Zardi étant énoncées, revenons à notre sujet du jour.
Il n'apparaît à ce comptoir que de temps à autre, mais le Bernanos pamphlétaire (je connais trop mal le romancier, lu par intermittences il y a presque vingt ans maintenant) me saisit de plus en plus - à la fois parce qu'il me séduit et parce que, tel un des esprits du Drôle de Noël de M. Scrooge, il me prend par le col et me pousse à comparer mes espérances et ce que je fais de ma vie au jour le jour.
Quelques sentences aujourd'hui donc, pour le profit de tous (Les grands cimetières sous la lune, je cite d'après l'édition Pléiade) :
la légitime défense : "ce droit qui me paraît de plus en plus réservé à une certaine catégorie de citoyens et comme inséparable du droit de propriété, au point qu'on peut bien défendre à coups de fusil sa maison, même si l'on en a plusieurs, alors ne peut défendre par les mêmes moyens son salaire, même si l'on ne possède rien d'autre..." (p. 485) - eh oui, c'est ça, l'esclavage salarié, il y a toujours un moment où l'on est plus esclave que salarié !
En même temps, un esclave révolté, ce peut être un peu lourdaud...
"L'homme de bonne volonté n'a plus de parti, je me demande s'il aura demain une patrie." (p. 499)
"Le démocrate, et particulièrement l'intellectuel démocrate, me paraît l'espèce de bourgeois la plus haïssable. Même chez les démocrates sincères, estimables, on retrouve cet inconscient cabotinage qui rend insupportable la personne de M. Marc Sangnier : « Je vais au Peuple, je brave sa vue, son odeur. Je l'écoute avec patience. Faut-il que je sois chrétien... Il est vrai que Notre-Seigneur ma donné l'exemple ! » Mais Notre-Seigneur ne vous a pas donné cet exemple ! S'il a fait sa société d'un grand nombre de pauvres gens - pas tous irréprochables - c'est parce qu'il préférait, je suppose, leur compagnie à celle des fonctionnaires. (...) Quant aux potentats du haut commerce, discutant du dernier Salon de l'automobile ou de la situation économique du monde, ils me font rigoler. Au large ! Au large ! Ce qu'on appelle aujourd'hui un homme distingué est précisément celui qui ne se distingue en rien. Comment diable peut-on les distinguer ?" (pp. 548-49)
La Ve République post-gaullienne en quelques mots : "Est-il utile de prétendre réprimer l'anarchie politique ou sociale par des moyens tels que, ridiculisant tout scrupule, ils favorisent une espèce d'anarchie morale d'où sortira tôt ou tard une anarchie politique et sociale pire que la première ? Nous savons déjà ce qu'est la guerre totale. La paix totale lui ressemble, ou plutôt ne se distingue nullement d'elle. Dans l'une comme dans l'autre, les gouvernements se montrent, à la lettre, capables de tout." (p. 556)
"Dieu ! laissez votre vieux scrupule de ménager un ordre qui se ménage si peu qu'il se détruit lui-même. (...) A toutes les questions qui vous sont désormais posées, est-il donc si difficile de répondre par un oui ou par un non ? Ainsi parlent les gens d'honneur. L'honneur est aussi une chose de l'enfance. C'est par ce principe d'enfance qu'il échappe à l'analyse des moralistes, car le moraliste ne travaille que sur l'homme mûr, bête fabuleuse inventée par lui, pour la commodité de ses déductions. Il n'y a pas d'hommes mûrs, il n'y a pas d'intermédiaire entre un âge et un autre. Qui ne peut donner plus qu'il ne reçoit commence à tomber en pourriture [et cela vaut pour les civilisations comme pour les individus, à bon entendeur...]. Ce que disent la morale ou la physiologie sur ce point important n'a pour nous aucun intérêt parce que nous donnons aux mots de jeunesse et de vieillesse un autre sens qu'eux. L'expérience des hommes, et non de l'homme, nous apprend vite que jeunesse et vieillesse sont affaire de tempérament ou, si l'on veut, d'âme. J'y reconnais une sorte de prédestination. Ces vues, avouez-le, n'ont absolument rien d'original. Le plus obtus des observateurs sait parfaitement qu'un avare est vieux à vingt ans [revoilà Scrooge... mais Dickens lui laisse une chance que Bernanos, assez augustinien sur ce coup, semble lui refuser]. Il y a un peuple de la jeunesse. C'est ce peuple qui vous appelle, c'est ce peuple qu'il faut sauver. N'attendez pas que le peuple des vieux ait achevé de le détruire par les mêmes méthodes qui jadis, en moins d'un siècle, ont eu raison des Peaux-Rouges. Ne permettez pas la colonisation des Jeunes par les Vieux ! Ne vous croyez pas quittes envers ce peuple par des discours, fussent-ils même imprimés. Au temps où les Pharisiens d'Amérique décimaient scientifiquement une race mille fois plus précieuse que leur dégoûtant ramas, les Indiens de Chateaubriand et de Cooper ne partageaient-ils pas avec l'Écossais de Walter Scott les savoureux loisirs des chattes romanesques qui se régalent de pitié comme de sang frais ?" (pp. 521-22)
Le passage sur les Indiens suffit me semble-t-il à répondre aux questions que je me posais il y a plus d'un an (dans un texte où je vous annonçais une livraison sur Bernanos et le jeunisme... que voici donc), sur ce que Bernanos aurait pensé de notre actuel « choc des civilisations ».
Deux pistes d'analyse :
- la colonisation des Jeunes par les Vieux a eu lieu, bien évidemment, au fil des progrès de l'individualisme (avec un rôle non négligeable en la matière des « nouveaux philosophes ») et de la raréfaction des jeunes (au sens usuel) en Occident, heil Yonnet. Mais on sait ou on devrait savoir (cf. Arendt pour l'impérialisme fin XIXe, Verschave pour la Françafrique) que la colonisation implique souvent une colonisation à rebours - ce que l'on dénonce habituellement sous le vocable de jeunisme. Vous connaissez la situation : des jeunes déjà vieux, des vieux qui veulent « rester jeunes », ce qui veut plutôt dire qu'ils ne l'ont jamais été (c'est à se demander si Mai 68 ne fut pas aussi, voire d'abord, une révolte de vieux !), etc. ;
- le tout début du texte : "laissez votre vieux scrupule de ménager un ordre qui se ménage si peu qu'il se détruit lui-même" - c'est un pas que j'hésite encore, conceptuellement et pratiquement, à franchir, je vous en parlais l'autre jour. Et cela rejoint cette autre alternative : "est-il donc si difficile de répondre par un oui ou par un non ? Ainsi parlent les gens d'honneur." (La suite immédiate : "L'honneur est aussi une chose de l'enfance", me laisse je l'avoue un peu sceptique. De l'enfance, peut-être, mais des enfants ? Les petits d'homme apprennent bien vite duplicité, fausse bonne conscience et vraie mauvaise foi - alors même que leurs parents essaient de tenir leur parole et de ne pas les décevoir...) On pourrait alléguer que la société moderne est justement une société où il est toujours difficile de répondre seulement par oui ou par non, et que cela explique en partie le peu de cas qu'elle fait de l'honneur, mais n'est-ce pas là précisément du pharisianisme ? Depuis quand se conduire en homme d'honneur est-il supposé être facile et à la portée de tous ? - En même temps, s'il faut non seulement être courageux, responsable et fiable, mais intelligent, ça devient surhumain...
Mais qui ne risque rien n'a rien, et qui ne peut donner plus qu'il ne reçoit...
Libellés : Arendt, Bashung, Bernanos, Chabrol, Chateaubriand, Dickens, Esclavage, Girard, Keaton, Kubrick, Mai 68, Mauss, Renoir, Saint Augustin, Sangnier, Sorel, Un ami, Verschave, Yonnet, Zardi
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