Vanité bien ordonnée. (Rien de nouveau sous le soleil moderne.)
A propos de Lamartine et de son Histoire des Girondins :
"Dans les Girondins, il y a pour tous les goûts, le Temple pour les royalistes, le Robespierre pour les montagnards, et ainsi pour les autres. Le jour de la publication, les journaux de toutes les couleurs ont eu chacun leur fragment approprié. Quelque temps avant la publication, les aides de camp de Lamartine colportaient déjà des fragments en épreuves pour préparer et chauffer le succès. On avait soin de choisir selon les personnes. Alexis de Saint-Priest appelait cela plaisamment des fragments à domicile."
"La vanité de ce temps-ci a un caractère à elle, qui la distingue de la vanité des époques précédentes : elle se combine avec l'utilité. Autrefois un homme de lettres était vain, il pouvait l'être jusqu'à la folie. Aujourd'hui, tout fou qu'il puisse être, il songe à son gain à travers la vanité. L'autre jour, dans un journal, on annonçait qu'un mariage venait d'unir deux personnages étrangers illustres par leur naissance ; la femme descendait, je ne sais à quel degré, de la reine Marie Leckzinska, et l'homme avait aussi je ne sais quelle descendance [sic ?] ou parenté royale ; puis tout aussitôt on ajoutait : « M. de Balzac était l'un des témoins de ce mariage. » C'est bien, voilà un romancier qui se décrasse, me disais-je ; il a la vanité aristocratique, il va chercher ses rois en Bohème, rien de plus innocent. - Mais, en retournant la feuille du journal, je vis en grosses lettres, aux annonces, la mise en vente de la Comédie humaine de M. de Balzac, etc. Ainsi la nouvelle pompeuse n'était qu'une réclame. Elle poussait à la vente. - O vanité sordide ! c'est bien celle de notre temps."
Sainte-Beuve, Pensées et maximes, Grasset, 1954, pp. 78 et 108.
A la décharge des auteurs ici incriminés, et de beaucoup de leurs successeurs, on notera qu'ils doivent désormais se débrouiller seuls, qu'ils ne sont plus dépendants de, ni entretenus par des protecteurs, des mécènes, et qu'il leur faut bien survivre dans la nouvelle jungle. Ce que Sainte-Beuve d'ailleurs ne peut ignorer. La « pensée » précédant immédiatement celle-ci, d'ordre plus général, l'implique :
"Il peut se faire de grandes choses de nos jours, de grandes découvertes par exemple, de grandes entreprises ; mais cela ne donne pas à notre époque de la grandeur. La grandeur est surtout dans le point de départ, dans le mobile, dans la pensée. En 89 on faisait tout pour la patrie et pour l'humanité ; sous l'Empire on faisait tout pour la gloire : c'étaient là des sources de grandeur. De nos jours, même quand les résultats semblent grands, ils ne se produisent que dans une vue d'intérêt, et ils se rattachent à une spéculation. C'est là le cachet de notre temps."
Tout en souscrivant pleinement à ces propos, qui n'ont pas pris une ride, ce qui montre une n-ème fois que la modernité est toujours égale à elle-même depuis 89 (la « patrie » et « l'humanité » (je laisse de côté l'Empire) ayant d'ailleurs été des chevaux de Troie de la modernité capitaliste : peut-être que « faire tout » pour un seul but, même louable, est surtout pour une société un bon moyen de se faire couillonner), on se permettra de trouver Sainte-Beuve un rien cruel vis-à-vis de ces deux auteurs. Oublions Lamartine, que nous connaissons trop mal, restons à Balzac, et retournons l'argument de celui que Maurras appelait le « prince de la critique » : Balzac visait bien la gloire - et l'a atteinte. Certes il était impur ("le romancier qui savait le mieux la corruption de son temps, et il était même homme à y ajouter", note ailleurs (p. 99), de façon au moins elliptique, Sainte-Beuve), mais quel écrivain de la modernité, s'il n'est pas rentier, n'est pas obligé d'être impur ? Les auteurs classiques, s'ils étaient dans une période où ils étaient sûrs de leurs protecteurs, avaient beau jeu d'être purs quant à l'argent, de ne pas y penser tous les jours. C'est ainsi qu'un fonctionnaire fera la leçon au petit commerçant sur son avidité. On pourrait même, dans le cas de Balzac, aller jusqu'à estimer qu'en contractant dès le début de sa carrière d'importantes dettes, il s'était mis dans une situation de retrouver, par le bas, une forme de pureté : il s'obligeait à écrire toute sa vie, à ne plus faire que ça, à devenir une sorte d'ascète de l'écriture. A impureté, impureté et demi...
- A la décharge de Sainte-Beuve maintenant, on admettra sans peine qu'à sa place nous aurions réagi, devant la manoeuvre commerciale de Balzac (qui, soit dit en passant, et comme celle de Lamartine, suggère que les techniques publicitaires de base ont été inventées très vite, que dans ce domaine aussi il n'y a pas grand chose de nouveau sous le soleil...), avec le même dégoût et la même exaspération. Et que ces sentiments sont nécessaires pour ne pas tomber, à terme, dans le cynisme et l'indifférence.
"Dans les Girondins, il y a pour tous les goûts, le Temple pour les royalistes, le Robespierre pour les montagnards, et ainsi pour les autres. Le jour de la publication, les journaux de toutes les couleurs ont eu chacun leur fragment approprié. Quelque temps avant la publication, les aides de camp de Lamartine colportaient déjà des fragments en épreuves pour préparer et chauffer le succès. On avait soin de choisir selon les personnes. Alexis de Saint-Priest appelait cela plaisamment des fragments à domicile."
"La vanité de ce temps-ci a un caractère à elle, qui la distingue de la vanité des époques précédentes : elle se combine avec l'utilité. Autrefois un homme de lettres était vain, il pouvait l'être jusqu'à la folie. Aujourd'hui, tout fou qu'il puisse être, il songe à son gain à travers la vanité. L'autre jour, dans un journal, on annonçait qu'un mariage venait d'unir deux personnages étrangers illustres par leur naissance ; la femme descendait, je ne sais à quel degré, de la reine Marie Leckzinska, et l'homme avait aussi je ne sais quelle descendance [sic ?] ou parenté royale ; puis tout aussitôt on ajoutait : « M. de Balzac était l'un des témoins de ce mariage. » C'est bien, voilà un romancier qui se décrasse, me disais-je ; il a la vanité aristocratique, il va chercher ses rois en Bohème, rien de plus innocent. - Mais, en retournant la feuille du journal, je vis en grosses lettres, aux annonces, la mise en vente de la Comédie humaine de M. de Balzac, etc. Ainsi la nouvelle pompeuse n'était qu'une réclame. Elle poussait à la vente. - O vanité sordide ! c'est bien celle de notre temps."
Sainte-Beuve, Pensées et maximes, Grasset, 1954, pp. 78 et 108.
A la décharge des auteurs ici incriminés, et de beaucoup de leurs successeurs, on notera qu'ils doivent désormais se débrouiller seuls, qu'ils ne sont plus dépendants de, ni entretenus par des protecteurs, des mécènes, et qu'il leur faut bien survivre dans la nouvelle jungle. Ce que Sainte-Beuve d'ailleurs ne peut ignorer. La « pensée » précédant immédiatement celle-ci, d'ordre plus général, l'implique :
"Il peut se faire de grandes choses de nos jours, de grandes découvertes par exemple, de grandes entreprises ; mais cela ne donne pas à notre époque de la grandeur. La grandeur est surtout dans le point de départ, dans le mobile, dans la pensée. En 89 on faisait tout pour la patrie et pour l'humanité ; sous l'Empire on faisait tout pour la gloire : c'étaient là des sources de grandeur. De nos jours, même quand les résultats semblent grands, ils ne se produisent que dans une vue d'intérêt, et ils se rattachent à une spéculation. C'est là le cachet de notre temps."
Tout en souscrivant pleinement à ces propos, qui n'ont pas pris une ride, ce qui montre une n-ème fois que la modernité est toujours égale à elle-même depuis 89 (la « patrie » et « l'humanité » (je laisse de côté l'Empire) ayant d'ailleurs été des chevaux de Troie de la modernité capitaliste : peut-être que « faire tout » pour un seul but, même louable, est surtout pour une société un bon moyen de se faire couillonner), on se permettra de trouver Sainte-Beuve un rien cruel vis-à-vis de ces deux auteurs. Oublions Lamartine, que nous connaissons trop mal, restons à Balzac, et retournons l'argument de celui que Maurras appelait le « prince de la critique » : Balzac visait bien la gloire - et l'a atteinte. Certes il était impur ("le romancier qui savait le mieux la corruption de son temps, et il était même homme à y ajouter", note ailleurs (p. 99), de façon au moins elliptique, Sainte-Beuve), mais quel écrivain de la modernité, s'il n'est pas rentier, n'est pas obligé d'être impur ? Les auteurs classiques, s'ils étaient dans une période où ils étaient sûrs de leurs protecteurs, avaient beau jeu d'être purs quant à l'argent, de ne pas y penser tous les jours. C'est ainsi qu'un fonctionnaire fera la leçon au petit commerçant sur son avidité. On pourrait même, dans le cas de Balzac, aller jusqu'à estimer qu'en contractant dès le début de sa carrière d'importantes dettes, il s'était mis dans une situation de retrouver, par le bas, une forme de pureté : il s'obligeait à écrire toute sa vie, à ne plus faire que ça, à devenir une sorte d'ascète de l'écriture. A impureté, impureté et demi...
- A la décharge de Sainte-Beuve maintenant, on admettra sans peine qu'à sa place nous aurions réagi, devant la manoeuvre commerciale de Balzac (qui, soit dit en passant, et comme celle de Lamartine, suggère que les techniques publicitaires de base ont été inventées très vite, que dans ce domaine aussi il n'y a pas grand chose de nouveau sous le soleil...), avec le même dégoût et la même exaspération. Et que ces sentiments sont nécessaires pour ne pas tomber, à terme, dans le cynisme et l'indifférence.
Libellés : Balzac, Ecclésiaste, Lamartine, Maurras, Sainte-Beuve, Voyer forever
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