"L'air que nous respirons."
Impossible, à la lecture de ce texte magnifique, de ne pas vous le transmettre toutes affaires cessantes. Publié par Simone Weil - ça y est, j'ai finalement « osé »… Des années que je me dis que je dois le faire, un jour on se réveille et on s'y sent prêt, Dieu seul sait pourquoi - en février 1943 dans Les Cahiers du Sud, il s'intitule Le Génie d'Oc.
J'avais dans un premier temps pensé vous le donner sans autre forme de procès ; à la réflexion, quelques commentaires ne me semblent pas superflus, à condition de bien marquer que je ne commenterai pas nécessairement les points les plus importants, et que l'absence de remarques ne vaut pas assentiment à tout. Nullité crasse en histoire de l'art, je ne saurais par exemple discuter les opinions de Simone Weil sur l'art roman et l'art gothique. Disons que je m'efforce ici de clarifier certains points obscurs, de commenter brièvement ce qui peut l'être sans trop vous gêner dans votre lecture, d'attirer votre attention sur certains points, de suggérer comme d'habitude quelques rapprochements. - Précautions « oratoires » sans doute inutiles, tant le mouvement interne de ce texte est suffisamment fort pour ne pas être vraiment troublé par d'intempestives notes externes, mais qui permettront au moins d'éviter tout malentendu sur mes intentions.
J'ai utilisé la retranscription mise en ligne par Chicoutimi, effectuée à partir de l'édition de ce texte par Gallimard en 1960 dans le recueil Écrits historiques et politiques (pp. 75-84). J'ai corrigé quelques erreurs et signalé les différences avec la plus récente édition Quarto (Gallimard, 2008 [1999], pp. 673-680), dans laquelle je l'ai découvert. Le premier paragraphe, pour des raisons que j'ignore, ne figure pas dans cette dernière édition.
En scène !
"Pourquoi s'attarder au passé, et non s'orienter vers l'avenir ? De nos jours, pour la première fois depuis des siècles, on se porte à la contemplation du passé. Est-ce parce que nous sommes fatigués et proches du désespoir ? Nous le sommes ; mais la contemplation du passé a un meilleur fondement.
Depuis plusieurs siècles, nous avions vécu sur l'idée de progrès. Aujourd'hui, la souffrance a presque arraché cette idée hors de notre sensibilité. Ainsi nul voile n'empêche de reconnaître qu'elle n'est pas fondée en raison. On l'a crue liée à la conception scientifique du monde, alors que la science lui est contraire tout comme la philosophie authentique. Celle-ci enseigne, avec Platon, que l'imparfait ne peut pas produire du parfait ni le moins bon du meilleur. L'idée de progrès, c'est l'idée d'un enfantement par degrés, au cours du temps, du meilleur par le moins bon. La science montre qu'un accroissement d'énergie ne peut venir que d'une source extérieure d'énergie ; qu'une transformation d'énergie inférieure en énergie supérieure ne se produit que comme contre-partie d'une transformation au moins équivalente d'une énergie supérieure en énergie inférieure. Toujours le mouvement descendant est la condition du mouvement montant. Une loi analogue régit les choses spirituelles. Nous ne pouvons pas être rendus meilleurs, sinon par l'influence sur nous de ce qui est meilleur que nous.
- condamnation sans appel du protestantisme, du kantisme, d'une grande partie de la philosophie des Lumières…
Ce qui est meilleur que nous, nous ne pouvons pas le trouver dans l'avenir. L'avenir est vide et notre imagination le remplit. La perfection que nous imaginons est à notre mesure ; elle est exactement aussi imparfaite que nous- mêmes ; elle n'est pas d'un cheveu meilleure que nous. Nous pouvons la trouver dans le présent, mais confondue avec le médiocre et le mauvais ; et notre faculté de discrimination est imparfaite comme nous-mêmes. Le passé nous offre une discrimination déjà en partie opérée.
- Heil Chesterton !
Car de même que ce qui est éternel est seul invulnérable au temps, de même aussi le simple écoulement du temps opère une certaine séparation entre ce qui est éternel et ce qui ne l'est pas. Nos attachements et nos passions opposent à la faculté de discriminer l'éternel des ténèbres moins épaisses pour le passé que pour le présent. Il en est ainsi surtout du passé temporellement mort et qui ne fournit aucune sève aux passions.
Rien ne vaut la piété envers les patries mortes. Personne ne peut avoir l'espoir de ressusciter ce pays d'Oc. On l'a, par malheur, trop bien tué. Cette piété ne menace en rien l'unité de la France, comme certains en ont exprimé la crainte. Quand même on admettrait qu'il est permis de voiler la vérité quand elle est dangereuse pour la patrie, ce qui est au moins douteux, il n'y a pas ici de telle nécessité. Ce pays, qui est mort et qui mérite d'être pleuré, n'était pas la France. Mais l'inspiration que nous pouvons y trouver ne concerne pas le découpage territorial de l'Europe. Elle concerne notre destinée d'hommes.
Hors d'Europe, il est des traditions millénaires qui nous offrent des richesses spirituelles inépuisables. Mais le contact avec ces richesses doit moins nous engager à essayer de les assimiler telles quelles, sinon pour ceux qui en ont particulièrement la vocation, que nous éveiller à la recherche de la source de spiritualité qui nous est propre ; la vocation spirituelle de la Grèce antique est la vocation même de l'Europe, et c'est elle qui, au XIIe siècle, a produit des fleurs et des fruits sur ce coin de terre où nous nous trouvons.
Chaque pays de l'antiquité pré-romaine a eu sa vocation, sa révélation orientée non pas exclusivement, mais principalement vers un aspect de la vérité surnaturelle. Pour Israël ce fut l'unité de Dieu, obsédante jusqu'à l'idée fixe. Nous ne pouvons plus savoir ce que ce fut pour la Mésopotamie. Pour la Perse, ce fut l'opposition et la lutte du bien et du mal. Pour l'Inde, l'identification, grâce à l'union mystique, de Dieu et de l'âme arrivée à l'état de perfection. Pour la Chine, l'opération propre de Dieu, la non-action divine qui est plénitude de l'action, l'absence divine qui est plénitude de la présence. Pour l'Égypte, ce fut la charité du prochain, exprimée avec une pureté qui n'a jamais été dépassée ; ce fut surtout la félicité immortelle des âmes sauvées après une vie juste, et le salut par l'assimilation à un Dieu qui avait vécu, avait souffert, avait péri de mort violente, était devenu dans l'autre monde le juge et le sauveur des âmes. La Grèce reçut le message de l'Égypte, et elle eut aussi sa révélation propre : ce fut la révélation de la misère humaine, de la transcendance de Dieu, de la distance infinie entre Dieu et l'homme.
Hantée par cette distance, la Grèce n'a travaillé qu'à construire des ponts. Toute sa civilisation en est faite. Sa religion des Mystères, sa philosophie, son art merveilleux, cette science qui est son invention propre et toutes les branches de la science, tout cela, ce furent des ponts entre Dieu et l'homme. Sauf le premier, nous avons hérité de tous ces ponts. Nous en avons beaucoup surélevé l'architecture. Mais nous croyons maintenant qu'ils sont faits pour y habiter.
- c'est un thème qui sera repris par ailleurs dans ce texte, je le signale une bonne fois : la confusion et le réductionnisme qui définissent la modernité par rapport aux sociétés traditionnelles.
Nous ne savons pas qu'ils sont là pour qu'on y passe ; nous ignorons, si l'on y passait, qui l'on trouverait de l'autre côté.
Les meilleurs parmi les Grecs ont été habités par l'idée de médiation entre Dieu et l'homme, de médiation dans le mouvement descendant par lequel Dieu va chercher l'homme. C'est cette idée qui s'exprimait dans leur notion d'harmonie, de proportion, laquelle est au centre de toute leur pensée, de tout leur art, de toute leur science, de toute leur conception de la vie. Quand Rome se mit à brandir son glaive, la Grèce avait seulement commencé d'accomplir sa vocation de bâtisseuse de ponts.
Rome détruisit tout vestige de vie spirituelle en Grèce, comme dans tous les pays qu'elle soumit et réduisit à la condition de provinces. Tous sauf un seul. Contrairement à celle des autres pays, la révélation d'Israël avait été essentiellement collective, et par là même beaucoup plus grossière, mais aussi beaucoup plus solide ; seule elle pouvait résister à la pression de la terreur romaine. Protégé par cette carapace, couva un peu d'esprit grec qui avait survécu sur le bord oriental de la Méditerranée. Ainsi, après trois siècles désertiques, parmi la soif ardente de tant de peuples, jaillit la source parfaitement pure. L'idée de médiation reçut la plénitude de la réalité, le pont parfait apparut, la Sagesse divine, comme Platon l'avait souhaité, devint visible aux yeux. La vocation grecque trouva ainsi sa perfection en devenant la vocation chrétienne.
Cette filiation, et par suite aussi la mission authentique du christianisme, fut longtemps empêchée d'apparaître. D'abord par le milieu d'Israël et par la croyance à la fin imminente du monde, croyance d'ailleurs indispensable à la diffusion du message. Bien plus encore ensuite par le statut de religion officielle de l'Empire romain. La Bête était baptisée, mais le baptême en fut souillé. Les Barbares vinrent heureusement détruire la Bête et apporter un sang jeune et frais avec des traditions lointaines. À la fin du Xe siècle la stabilité, la sécurité furent retrouvées, les influences de Byzance et de l'Orient circulèrent librement. Alors apparut la civilisation romane. Les églises, les sculptures, les mélodies grégoriennes de cette époque, les quelques fresques qui nous restent du Xe et du XIe siècle, sont seules à être presque équivalentes à l'art grec en majesté et en pureté. Ce fut la véritable Renaissance. L'esprit grec renaquit sous la forme chrétienne qui est sa vérité.
Quelques siècles plus tard eut lieu l'autre Renaissance, la fausse, celle que nous nommons aujourd'hui de ce nom. Elle eut un point d'équilibre où l'unité des deux esprits fut pressentie. Mais très vite elle produisit l'humanisme, qui consiste à prendre les ponts que la Grèce nous a légués comme habitations permanentes. On crut pouvoir se détourner du christianisme pour se tourner vers l'esprit grec, alors qu'ils sont au même lieu. Depuis lors la part du spirituel dans la vie de l'Europe n'a fait que diminuer pour arriver presque au néant. Aujourd'hui la morsure du malheur nous fait prendre en dégoût l'évolution dont la situation présente est le terme. Nous injurions et voulons rejeter cet humanisme qu'ont élaboré la Renaissance, le XVIIIe siècle et la Révolution. Mais par là, loin de nous élever, nous abandonnons la dernière pâle et confuse image que nous possédions de la vocation surnaturelle de l'homme.
Notre détresse présente a sa racine dans cette fausse Renaissance. Entre la vraie et la fausse, que s'était-il passé ?
Beaucoup de crimes et d'erreurs. Le crime décisif a peut-être été le meurtre de ce pays occitanien sur la terre duquel nous vivons. Nous savons qu'il fut à plusieurs égards le centre de la civilisation romane. Le moment où il a péri est aussi celui où la civilisation romane a pris fin.
Il y avait encore alors un lien vivant avec les traditions millénaires que de nouveau aujourd'hui nous essayons de découvrir avec peine, celles de l'Inde, de la Perse, de l'Égypte, de la Grèce, d'autres encore peut-être. Le XIIIe siècle coupa le lien. Il y avait ouverture à tous les courants spirituels du dehors. Si déplorables qu'aient été les croisades, du moins elles s'accompagnèrent réellement d'un échange mutuel d'influences entre les combattants, échange où même la part des Arabes fut plus grande que celle de la chrétienté. Elles ont été ainsi infiniment supérieures à nos guerres colonisatrices modernes. À partir du XIIIe siècle l'Europe se replia sur elle-même et bientôt ne sortit plus du territoire de son continent que pour détruire. Enfin, il y avait les germes de ce que nous nommons aujourd'hui notre civilisation. Ces germes furent ensuite enfouis jusqu'à la Renaissance. Et tout cela, le passé, l'extérieur, l'avenir, était tout enveloppé de la lumière surnaturelle du christianisme. Le surnaturel ne se mélangeait pas au profane, ne l'écrasait pas, ne cherchait pas à le supprimer. Il le laissait intact et par là même demeurait pur. Il en était l'origine et la destination.
- vaste question, qui rappelle des textes célèbres de Durkheim sur le sacré et le profane. Je ne rentre pas dans ce débat, me contentant de signaler l'absence dans ce texte des Sauvages et de leurs pratiques, le pluriel est volontaire, du sacré et du profane.
Le moyen âge gothique, qui apparut après la destruction de la patrie occitanienne, fut un essai de spiritualité totalitaire. Le profane comme tel n'avait pas droit de cité. Ce manque de proportion n'est ni beau ni juste ; une spiritualité totalitaire est par là même dégradée. Ce n'est pas là la civilisation chrétienne. La civilisation chrétienne, c'est la civilisation romane, prématurément disparue après un assassinat. Il est infiniment douloureux de penser que les armes de ce meurtre étaient maniées par l'Église. Mais ce qui est douloureux est parfois vrai. Peut-être en ce début du XIIIe siècle la chrétienté a-t-elle eu un choix à faire. Elle a mal choisi. Elle a choisi le mal. Ce mal a porté des fruits, et nous sommes dans le mal. Le repentir est le retour à l'instant qui a précédé le mauvais choix.
L'essence de l'inspiration occitanienne est identique à celle de l'inspiration grecque. Elle est constituée par la connaissance de la force. Cette connaissance n'appartient qu'au courage surnaturel. Le courage surnaturel enferme tout ce que nous nommons courage et, en plus, quelque chose d'infiniment plus précieux. Mais les lâches prennent le courage surnaturel pour de la faiblesse d'âme. Connaître la force, c'est, la reconnaissant pour presque absolument souveraine en ce monde, la refuser avec dégoût et mépris. Ce mépris est l'autre face de la compassion pour tout ce qui est exposé aux blessures de la force.
Ce refus de la force a sa plénitude dans la conception de l'amour. L'amour courtois du pays d'oc est la même chose que l'amour grec, quoique le rôle si différent joué par la femme cache cette identité. Mais le mépris de la femme n'était pas ce qui portait les Grecs à honorer l'amour entre hommes, aujourd'hui chose basse et vile. Ils honoraient pareillement l'amour entre femmes, comme on voit dans le Banquet de Platon et par l'exemple de Sappho. Ce qu'ils honoraient ainsi, ce n'était pas autre chose que l'amour impossible. Par suite, ce n'était pas autre chose que la chasteté. Par la trop grande facilité des mœurs, il n'y avait presque aucun obstacle à la jouissance dans le commerce entre hommes et femmes, au lieu que la honte empêchait toute âme bien orientée de songer à une jouissance que les Grecs eux-mêmes nommaient contre nature. Quand le christianisme et la grande pureté de mœurs importée par les peuplades germaniques eurent mis entre l'homme et la femme la barrière qui manquait en Grèce, ils devinrent l'un pour l'autre objet d'amour platonique. Le lien sacré du mariage tint lieu de l'identité des sexes. Les troubadours authentiques n'avaient pas plus de goût pour l'adultère que Sappho et Socrate pour le vice ; il leur fallait l'amour impossible. Aujourd'hui nous ne pouvons penser l'amour platonique que sous la forme de l'amour courtois, mais c'est bien le même amour.
- sans doute faut-il ici au moins nuancer, l'idéal de certains philosophes grecs et de certains troubadours n'étant pas également partagé et mis en oeuvre par toute la société… Ceci posé, j'ai effectivement eu la surprise de découvrir en lisant cet été le Banquet dans l'excellente édition traduite et commentée par Pierre Boutang (lequel n'hésite pas à faire de Simone Weil une descendante de la Diotime qui tient le discours final sur l'amour chez Platon), que Socrate y reste chaste, contemplant la beauté (masculine en l'occurrence : Alcibiade) sans s'abaisser à la toucher.
L'essence de cet amour est exprimée par quelques lignes merveilleuses du Banquet : « Le principal, c'est que l'Amour ne fait ni ne subit aucune injustice, ni parmi les dieux, ni parmi les hommes. Car il ne souffre pas par force, quoi qu'il ait à souffrir, car la force n'atteint pas l'Amour. Et quand il agit, il n'agit pas par force ; car chacun volontiers obéit en tout à l'Amour. Un accord consenti de part et d'autre est juste, disent les lois de la cité royale. »
Tout ce qui est soumis au contact de la force est avili, quel que soit le contact. Frapper ou être frappé, c'est une seule et même souillure. Le froid de l'acier est pareillement mortel à la poignée et à la pointe. Tout ce qui est exposé au contact de la force est susceptible de dégradation. Toutes choses en ce monde sont exposées au contact de la force, sans aucune exception, sinon celle de l'amour. Il ne s'agit pas de l'amour naturel, comme celui de Phèdre et d'Arnolphe, qui est esclavage et tend à la contrainte. C'est l'amour surnaturel, celui qui dans sa vérité va tout droit vers Dieu, qui en redescend tout droit, uni à l'amour que Dieu porte à sa création, qui directement ou indirectement s'adresse toujours au divin.
L'amour courtois avait pour objet un être humain ; mais il n'est pas une convoitise. Il n'est qu'une attente dirigée vers l'être aimé et qui en appelle le consentement. Le mot de merci par lequel les troubadours désignaient ce consentement est tout proche de la notion de grâce. Un tel amour dans sa plénitude est amour de Dieu à travers l'être aimé. Dans ce pays comme en Grèce, l'amour humain fut un des ponts entre l'homme et Dieu.
La même inspiration resplendit dans l'art roman. L'architecture, quoique ayant emprunté une forme à Rome, n'a aucun souci de la puissance ni de la force, mais uniquement de l'équilibre ; au lieu qu'il y a quelque souillure de force et d'orgueil dans l'élan des flèches gothiques et la hauteur des voûtes ogivales. L'église romane est suspendue comme une balance autour de son point d'équilibre, un point d'équilibre qui ne repose que sur le vide et qui est sensible sans que rien en marque l'emplacement. C'est ce qu'il faut pour enclore cette croix qui fut une balance où le corps du Christ fut le contrepoids de l'univers. Les êtres sculptés ne sont jamais des personnages ; ils ne semblent jamais représenter ; ils ne savent pas qu'on les voit. Ils se tiennent d'une manière dictée seulement par le sentiment et par la proportion architecturale. Leur gaucherie est une nudité. Le chant grégorien monte lentement, et au moment qu'on croit qu'il va prendre de l'assurance, le mouvement montant est brisé et abaissé ; le mouvement montant est continuellement soumis au mouvement descendant. La grâce est la source de tout cet art.
La poésie occitanienne, dans ses quelques réussites sans défaut, a une pureté comparable à celle de la poésie grecque. La poésie grecque exprimait la douleur avec une pureté telle qu'au fond de l'amertume sans mélange resplendissait la parfaite sérénité. Quelques vers des troubadours ont su exprimer la joie d'une manière si pure qu'à travers elle transparaît la douleur poignante, la douleur inconsolable de la créature finie.
« Quand je vois l’alouette mouvoir
De joie ses ailes contre le rayon,
Comme elle ne se connaît plus et se laisse tomber
Par la douceur qui au cœur lui va... »
Quand ce pays eut été détruit, la poésie anglaise reprit la même note, et rien dans les langues modernes d'Europe n'a l'équivalent des délices qu'elle enferme.
Les Pythagoriciens disaient que l'harmonie ou la proportion est l'unité des contraires en tant que contraires. Il n'y a pas harmonie là où l'on fait violence aux contraires pour les rapprocher ; non plus là où on les mélange ; il faut trouver le point de leur unité. Ne jamais faire de violence à sa propre âme ; ne jamais chercher ni consolation ni tourment ; contempler la chose, quelle qu'elle soit, qui suscite une émotion, jusqu'à ce que l'on parvienne au point secret où douleur et joie, à force d'être pures, sont une seule et même chose ; c'est la vertu même de la poésie.
Dans ce pays la vie publique procédait aussi du même esprit. [Il aimait la liberté. [Phrase ajoutée par l'éditeur des Écrits historiques et politiques, ne figure pas dans l'édition Quarto.]] Il n'aimait pas moins l'obéissance. L'unité de ces deux contraires, c'est l'harmonie pythagoricienne dans la société. Mais il ne peut y avoir d'harmonie qu'entre choses pures.
La pureté dans la vie publique, c'est l'élimination poussée le plus loin possible de tout ce qui est force, c'est-à-dire de tout ce qui est collectif, de tout ce qui procède de la bête sociale, comme Platon l'appelait. La Bête sociale a seule la force. Elle l'exerce comme foule ou la dépose dans des hommes ou un homme. Mais la loi comme telle n'a pas de force ; elle n'est qu'un texte écrit, elle qui est l'unique rempart de la liberté. L'esprit civique conforme à cet idéal grec dont Socrate fut un martyr est parfaitement pur. Un homme, quel qu'il soit, considéré simplement comme un homme, est aussi tout à fait dépourvu de force. Si on lui obéit en cette qualité, l'obéissance est parfaitement pure. Tel est le sens de la fidélité personnelle dans les rapports de subordination ; elle laisse la fierté tout à fait intacte. Mais quand on exécute les ordres d'un homme en tant que dépositaire d'une puissance collective, que ce soit avec ou sans amour, on se dégrade. Théophile de Viau encore, grand poète et à plusieurs égards héritier authentique de la tradition occitanienne, comprenait comme elle le dévouement à un roi ou à un maître. Mais quand Richelieu, dans son travail d'unification, eut tué en France tout ce qui n'était pas Paris, cet esprit disparut complètement. Louis XIV imposait à ses sujets une soumission qui ne mérite pas le beau nom d'obéissance.
Dans la Toulouse du début du XIIIe siècle la vie sociale était sans doute souillée, comme partout et toujours. Mais du moins l'inspiration, faite uniquement d'esprit civique et d'obéissance, était pure. Chez ceux qui l'attaquèrent victorieusement, l'inspiration même était souillée.
Nous ne pouvons pas savoir s'il y aurait eu une science romane. En ce cas sans doute elle aurait été à la nôtre ce qu'est le chant grégorien à Wagner.
- c'est-à-dire le vrai art total, auquel de plus le public participe, par rapport aux tentatives modernes d'art total. Cf. p. 651 de l'édition Quarto.
Les Grecs, chez qui ce que nous appelons notre science est né, la regardaient comme issue d'une révélation divine et destinée à conduire l'âme vers la contemplation de Dieu. Elle s'est écartée de cette destination, non par excès, mais par insuffisance d'esprit scientifique, d'exactitude et de rigueur.
- Heil Borella !
La science est une exploration de tout ce qu'il apparaît d'ordre dans le monde à l'échelle de notre organisme physique et mental. À cette échelle seulement, car ni les télescopes, ni les microscopes, ni les notations mathématiques les plus vertigineuses, ni aucun procédé quel qu'il soit ne permet d'en sortir. La science n'a donc pas d'autre objet que l'action du Verbe, ou, comme disaient les Grecs, de l'Amour ordonnateur. Elle seule, et seulement dans sa plus pure rigueur, peut donner un contenu précis à la notion de Providence, et dans le domaine de la connaissance elle ne peut rien d'autre. Comme l'art elle a pour objet la beauté. La beauté romane aurait pu resplendir aussi dans la science.
Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur. Comme les cathares semblent avoir pratiqué la liberté spirituelle jusqu'à l'absence de dogmes, ce qui n'est pas sans inconvénients, il fallait sans aucun doute qu'hors de chez eux le dogme chrétien fût conservé par l'Église, dans son intégrité, comme un diamant, avec une rigueur incorruptible. Mais avec un peu plus de foi, on n'aurait pas cru que pour cela leur extermination à tous fût nécessaire.
Ils poussèrent l'horreur de la force jusqu'à la pratique de la non-violence et jusqu'à la doctrine qui fait procéder du mal tout ce qui est du domaine de la force, c'est-à-dire tout ce qui est charnel et tout ce qui est social. C'était aller loin, mais non pas plus loin que l'Évangile. Car il est deux paroles de l'Évangile qui vont aussi loin qu'il soit possible d'aller. L'une concerne les eunuques qui se sont faits eunuques eux-mêmes à cause du royaume des cieux. L'autre est celle que le diable adresse au Christ en lui montrant les royaumes de la terre : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui y est attachée, car elle m'a été abandonnée, à moi et à quiconque il me plaît d'en faire part. »
L'esprit de cette époque a reparu et s'est développé depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, mais avec le surnaturel en moins ; privé de la lumière qui nourrit, il s'est développé comme peut le faire une plante sans chlorophylle. Aujourd'hui cet égarement que la Bhagavat-Gîta nommait l'égarement des contraires nous pousse à chercher le contraire de l'humanisme. Certains cherchent ce contraire dans l'adoration de la force, du collectif, de la Bête sociale ; d'autres dans un retour au Moyen Age gothique. L'un est possible et même facile, mais c'est le mal ; l'autre n'est pas non plus désirable, et d'ailleurs est tout à fait chimérique, car nous ne pouvons pas faire que nous n'ayons été élevés dans un milieu constitué presque exclusivement de valeurs profanes.
- idée qu'à ma modeste échelle je me tue à seriner depuis des années…
Le salut serait d'aller au lieu pur où les contraires sont un.
Si le XVIIIe siècle avait lu Platon, il n'aurait pas nommé lumières des connaissances et des facultés simplement naturelles. L'image de la caverne fait manifestement apercevoir que l'homme a pour condition naturelle les ténèbres, qu'il y naît, qu'il y vit et qu'il y meurt s'il ne se tourne pas vers une lumière qui descend d'un lieu situé de l'autre côté du ciel. L'humanisme n'a pas eu tort de penser que la vérité, la beauté, la liberté, l'égalité sont d'un prix infini, mais de croire que l'homme peut se les procurer sans la grâce.
Le mouvement qui détruisit la civilisation romane amena plus tard comme réaction l'humanisme. Arrivés au terme de ce second mouvement, allons-nous continuer cette oscillation monotone et où nous descendons à chaque fois beaucoup plus bas ? N'allons-nous pas tourner nos regards vers le point d'équilibre ? En remontant le cours de l'histoire, nous ne rencontrons pas le point d'équilibre avant le XIIe siècle.
Nous n'avons pas à nous demander comment appliquer à nos conditions actuelles d'existence l'inspiration d'un temps si lointain. Dans la mesure où nous contemplerons la beauté de cette époque avec attention et amour, dans cette mesure son inspiration descendra en nous et rendra peu à peu impossible une partie au moins des bassesses qui constituent l'air que nous respirons."
J'avais dans un premier temps pensé vous le donner sans autre forme de procès ; à la réflexion, quelques commentaires ne me semblent pas superflus, à condition de bien marquer que je ne commenterai pas nécessairement les points les plus importants, et que l'absence de remarques ne vaut pas assentiment à tout. Nullité crasse en histoire de l'art, je ne saurais par exemple discuter les opinions de Simone Weil sur l'art roman et l'art gothique. Disons que je m'efforce ici de clarifier certains points obscurs, de commenter brièvement ce qui peut l'être sans trop vous gêner dans votre lecture, d'attirer votre attention sur certains points, de suggérer comme d'habitude quelques rapprochements. - Précautions « oratoires » sans doute inutiles, tant le mouvement interne de ce texte est suffisamment fort pour ne pas être vraiment troublé par d'intempestives notes externes, mais qui permettront au moins d'éviter tout malentendu sur mes intentions.
J'ai utilisé la retranscription mise en ligne par Chicoutimi, effectuée à partir de l'édition de ce texte par Gallimard en 1960 dans le recueil Écrits historiques et politiques (pp. 75-84). J'ai corrigé quelques erreurs et signalé les différences avec la plus récente édition Quarto (Gallimard, 2008 [1999], pp. 673-680), dans laquelle je l'ai découvert. Le premier paragraphe, pour des raisons que j'ignore, ne figure pas dans cette dernière édition.
En scène !
"Pourquoi s'attarder au passé, et non s'orienter vers l'avenir ? De nos jours, pour la première fois depuis des siècles, on se porte à la contemplation du passé. Est-ce parce que nous sommes fatigués et proches du désespoir ? Nous le sommes ; mais la contemplation du passé a un meilleur fondement.
Depuis plusieurs siècles, nous avions vécu sur l'idée de progrès. Aujourd'hui, la souffrance a presque arraché cette idée hors de notre sensibilité. Ainsi nul voile n'empêche de reconnaître qu'elle n'est pas fondée en raison. On l'a crue liée à la conception scientifique du monde, alors que la science lui est contraire tout comme la philosophie authentique. Celle-ci enseigne, avec Platon, que l'imparfait ne peut pas produire du parfait ni le moins bon du meilleur. L'idée de progrès, c'est l'idée d'un enfantement par degrés, au cours du temps, du meilleur par le moins bon. La science montre qu'un accroissement d'énergie ne peut venir que d'une source extérieure d'énergie ; qu'une transformation d'énergie inférieure en énergie supérieure ne se produit que comme contre-partie d'une transformation au moins équivalente d'une énergie supérieure en énergie inférieure. Toujours le mouvement descendant est la condition du mouvement montant. Une loi analogue régit les choses spirituelles. Nous ne pouvons pas être rendus meilleurs, sinon par l'influence sur nous de ce qui est meilleur que nous.
- condamnation sans appel du protestantisme, du kantisme, d'une grande partie de la philosophie des Lumières…
Ce qui est meilleur que nous, nous ne pouvons pas le trouver dans l'avenir. L'avenir est vide et notre imagination le remplit. La perfection que nous imaginons est à notre mesure ; elle est exactement aussi imparfaite que nous- mêmes ; elle n'est pas d'un cheveu meilleure que nous. Nous pouvons la trouver dans le présent, mais confondue avec le médiocre et le mauvais ; et notre faculté de discrimination est imparfaite comme nous-mêmes. Le passé nous offre une discrimination déjà en partie opérée.
- Heil Chesterton !
Car de même que ce qui est éternel est seul invulnérable au temps, de même aussi le simple écoulement du temps opère une certaine séparation entre ce qui est éternel et ce qui ne l'est pas. Nos attachements et nos passions opposent à la faculté de discriminer l'éternel des ténèbres moins épaisses pour le passé que pour le présent. Il en est ainsi surtout du passé temporellement mort et qui ne fournit aucune sève aux passions.
Rien ne vaut la piété envers les patries mortes. Personne ne peut avoir l'espoir de ressusciter ce pays d'Oc. On l'a, par malheur, trop bien tué. Cette piété ne menace en rien l'unité de la France, comme certains en ont exprimé la crainte. Quand même on admettrait qu'il est permis de voiler la vérité quand elle est dangereuse pour la patrie, ce qui est au moins douteux, il n'y a pas ici de telle nécessité. Ce pays, qui est mort et qui mérite d'être pleuré, n'était pas la France. Mais l'inspiration que nous pouvons y trouver ne concerne pas le découpage territorial de l'Europe. Elle concerne notre destinée d'hommes.
Hors d'Europe, il est des traditions millénaires qui nous offrent des richesses spirituelles inépuisables. Mais le contact avec ces richesses doit moins nous engager à essayer de les assimiler telles quelles, sinon pour ceux qui en ont particulièrement la vocation, que nous éveiller à la recherche de la source de spiritualité qui nous est propre ; la vocation spirituelle de la Grèce antique est la vocation même de l'Europe, et c'est elle qui, au XIIe siècle, a produit des fleurs et des fruits sur ce coin de terre où nous nous trouvons.
Chaque pays de l'antiquité pré-romaine a eu sa vocation, sa révélation orientée non pas exclusivement, mais principalement vers un aspect de la vérité surnaturelle. Pour Israël ce fut l'unité de Dieu, obsédante jusqu'à l'idée fixe. Nous ne pouvons plus savoir ce que ce fut pour la Mésopotamie. Pour la Perse, ce fut l'opposition et la lutte du bien et du mal. Pour l'Inde, l'identification, grâce à l'union mystique, de Dieu et de l'âme arrivée à l'état de perfection. Pour la Chine, l'opération propre de Dieu, la non-action divine qui est plénitude de l'action, l'absence divine qui est plénitude de la présence. Pour l'Égypte, ce fut la charité du prochain, exprimée avec une pureté qui n'a jamais été dépassée ; ce fut surtout la félicité immortelle des âmes sauvées après une vie juste, et le salut par l'assimilation à un Dieu qui avait vécu, avait souffert, avait péri de mort violente, était devenu dans l'autre monde le juge et le sauveur des âmes. La Grèce reçut le message de l'Égypte, et elle eut aussi sa révélation propre : ce fut la révélation de la misère humaine, de la transcendance de Dieu, de la distance infinie entre Dieu et l'homme.
Hantée par cette distance, la Grèce n'a travaillé qu'à construire des ponts. Toute sa civilisation en est faite. Sa religion des Mystères, sa philosophie, son art merveilleux, cette science qui est son invention propre et toutes les branches de la science, tout cela, ce furent des ponts entre Dieu et l'homme. Sauf le premier, nous avons hérité de tous ces ponts. Nous en avons beaucoup surélevé l'architecture. Mais nous croyons maintenant qu'ils sont faits pour y habiter.
- c'est un thème qui sera repris par ailleurs dans ce texte, je le signale une bonne fois : la confusion et le réductionnisme qui définissent la modernité par rapport aux sociétés traditionnelles.
Nous ne savons pas qu'ils sont là pour qu'on y passe ; nous ignorons, si l'on y passait, qui l'on trouverait de l'autre côté.
Les meilleurs parmi les Grecs ont été habités par l'idée de médiation entre Dieu et l'homme, de médiation dans le mouvement descendant par lequel Dieu va chercher l'homme. C'est cette idée qui s'exprimait dans leur notion d'harmonie, de proportion, laquelle est au centre de toute leur pensée, de tout leur art, de toute leur science, de toute leur conception de la vie. Quand Rome se mit à brandir son glaive, la Grèce avait seulement commencé d'accomplir sa vocation de bâtisseuse de ponts.
Rome détruisit tout vestige de vie spirituelle en Grèce, comme dans tous les pays qu'elle soumit et réduisit à la condition de provinces. Tous sauf un seul. Contrairement à celle des autres pays, la révélation d'Israël avait été essentiellement collective, et par là même beaucoup plus grossière, mais aussi beaucoup plus solide ; seule elle pouvait résister à la pression de la terreur romaine. Protégé par cette carapace, couva un peu d'esprit grec qui avait survécu sur le bord oriental de la Méditerranée. Ainsi, après trois siècles désertiques, parmi la soif ardente de tant de peuples, jaillit la source parfaitement pure. L'idée de médiation reçut la plénitude de la réalité, le pont parfait apparut, la Sagesse divine, comme Platon l'avait souhaité, devint visible aux yeux. La vocation grecque trouva ainsi sa perfection en devenant la vocation chrétienne.
Cette filiation, et par suite aussi la mission authentique du christianisme, fut longtemps empêchée d'apparaître. D'abord par le milieu d'Israël et par la croyance à la fin imminente du monde, croyance d'ailleurs indispensable à la diffusion du message. Bien plus encore ensuite par le statut de religion officielle de l'Empire romain. La Bête était baptisée, mais le baptême en fut souillé. Les Barbares vinrent heureusement détruire la Bête et apporter un sang jeune et frais avec des traditions lointaines. À la fin du Xe siècle la stabilité, la sécurité furent retrouvées, les influences de Byzance et de l'Orient circulèrent librement. Alors apparut la civilisation romane. Les églises, les sculptures, les mélodies grégoriennes de cette époque, les quelques fresques qui nous restent du Xe et du XIe siècle, sont seules à être presque équivalentes à l'art grec en majesté et en pureté. Ce fut la véritable Renaissance. L'esprit grec renaquit sous la forme chrétienne qui est sa vérité.
Quelques siècles plus tard eut lieu l'autre Renaissance, la fausse, celle que nous nommons aujourd'hui de ce nom. Elle eut un point d'équilibre où l'unité des deux esprits fut pressentie. Mais très vite elle produisit l'humanisme, qui consiste à prendre les ponts que la Grèce nous a légués comme habitations permanentes. On crut pouvoir se détourner du christianisme pour se tourner vers l'esprit grec, alors qu'ils sont au même lieu. Depuis lors la part du spirituel dans la vie de l'Europe n'a fait que diminuer pour arriver presque au néant. Aujourd'hui la morsure du malheur nous fait prendre en dégoût l'évolution dont la situation présente est le terme. Nous injurions et voulons rejeter cet humanisme qu'ont élaboré la Renaissance, le XVIIIe siècle et la Révolution. Mais par là, loin de nous élever, nous abandonnons la dernière pâle et confuse image que nous possédions de la vocation surnaturelle de l'homme.
Notre détresse présente a sa racine dans cette fausse Renaissance. Entre la vraie et la fausse, que s'était-il passé ?
Beaucoup de crimes et d'erreurs. Le crime décisif a peut-être été le meurtre de ce pays occitanien sur la terre duquel nous vivons. Nous savons qu'il fut à plusieurs égards le centre de la civilisation romane. Le moment où il a péri est aussi celui où la civilisation romane a pris fin.
Il y avait encore alors un lien vivant avec les traditions millénaires que de nouveau aujourd'hui nous essayons de découvrir avec peine, celles de l'Inde, de la Perse, de l'Égypte, de la Grèce, d'autres encore peut-être. Le XIIIe siècle coupa le lien. Il y avait ouverture à tous les courants spirituels du dehors. Si déplorables qu'aient été les croisades, du moins elles s'accompagnèrent réellement d'un échange mutuel d'influences entre les combattants, échange où même la part des Arabes fut plus grande que celle de la chrétienté. Elles ont été ainsi infiniment supérieures à nos guerres colonisatrices modernes. À partir du XIIIe siècle l'Europe se replia sur elle-même et bientôt ne sortit plus du territoire de son continent que pour détruire. Enfin, il y avait les germes de ce que nous nommons aujourd'hui notre civilisation. Ces germes furent ensuite enfouis jusqu'à la Renaissance. Et tout cela, le passé, l'extérieur, l'avenir, était tout enveloppé de la lumière surnaturelle du christianisme. Le surnaturel ne se mélangeait pas au profane, ne l'écrasait pas, ne cherchait pas à le supprimer. Il le laissait intact et par là même demeurait pur. Il en était l'origine et la destination.
- vaste question, qui rappelle des textes célèbres de Durkheim sur le sacré et le profane. Je ne rentre pas dans ce débat, me contentant de signaler l'absence dans ce texte des Sauvages et de leurs pratiques, le pluriel est volontaire, du sacré et du profane.
Le moyen âge gothique, qui apparut après la destruction de la patrie occitanienne, fut un essai de spiritualité totalitaire. Le profane comme tel n'avait pas droit de cité. Ce manque de proportion n'est ni beau ni juste ; une spiritualité totalitaire est par là même dégradée. Ce n'est pas là la civilisation chrétienne. La civilisation chrétienne, c'est la civilisation romane, prématurément disparue après un assassinat. Il est infiniment douloureux de penser que les armes de ce meurtre étaient maniées par l'Église. Mais ce qui est douloureux est parfois vrai. Peut-être en ce début du XIIIe siècle la chrétienté a-t-elle eu un choix à faire. Elle a mal choisi. Elle a choisi le mal. Ce mal a porté des fruits, et nous sommes dans le mal. Le repentir est le retour à l'instant qui a précédé le mauvais choix.
L'essence de l'inspiration occitanienne est identique à celle de l'inspiration grecque. Elle est constituée par la connaissance de la force. Cette connaissance n'appartient qu'au courage surnaturel. Le courage surnaturel enferme tout ce que nous nommons courage et, en plus, quelque chose d'infiniment plus précieux. Mais les lâches prennent le courage surnaturel pour de la faiblesse d'âme. Connaître la force, c'est, la reconnaissant pour presque absolument souveraine en ce monde, la refuser avec dégoût et mépris. Ce mépris est l'autre face de la compassion pour tout ce qui est exposé aux blessures de la force.
Ce refus de la force a sa plénitude dans la conception de l'amour. L'amour courtois du pays d'oc est la même chose que l'amour grec, quoique le rôle si différent joué par la femme cache cette identité. Mais le mépris de la femme n'était pas ce qui portait les Grecs à honorer l'amour entre hommes, aujourd'hui chose basse et vile. Ils honoraient pareillement l'amour entre femmes, comme on voit dans le Banquet de Platon et par l'exemple de Sappho. Ce qu'ils honoraient ainsi, ce n'était pas autre chose que l'amour impossible. Par suite, ce n'était pas autre chose que la chasteté. Par la trop grande facilité des mœurs, il n'y avait presque aucun obstacle à la jouissance dans le commerce entre hommes et femmes, au lieu que la honte empêchait toute âme bien orientée de songer à une jouissance que les Grecs eux-mêmes nommaient contre nature. Quand le christianisme et la grande pureté de mœurs importée par les peuplades germaniques eurent mis entre l'homme et la femme la barrière qui manquait en Grèce, ils devinrent l'un pour l'autre objet d'amour platonique. Le lien sacré du mariage tint lieu de l'identité des sexes. Les troubadours authentiques n'avaient pas plus de goût pour l'adultère que Sappho et Socrate pour le vice ; il leur fallait l'amour impossible. Aujourd'hui nous ne pouvons penser l'amour platonique que sous la forme de l'amour courtois, mais c'est bien le même amour.
- sans doute faut-il ici au moins nuancer, l'idéal de certains philosophes grecs et de certains troubadours n'étant pas également partagé et mis en oeuvre par toute la société… Ceci posé, j'ai effectivement eu la surprise de découvrir en lisant cet été le Banquet dans l'excellente édition traduite et commentée par Pierre Boutang (lequel n'hésite pas à faire de Simone Weil une descendante de la Diotime qui tient le discours final sur l'amour chez Platon), que Socrate y reste chaste, contemplant la beauté (masculine en l'occurrence : Alcibiade) sans s'abaisser à la toucher.
L'essence de cet amour est exprimée par quelques lignes merveilleuses du Banquet : « Le principal, c'est que l'Amour ne fait ni ne subit aucune injustice, ni parmi les dieux, ni parmi les hommes. Car il ne souffre pas par force, quoi qu'il ait à souffrir, car la force n'atteint pas l'Amour. Et quand il agit, il n'agit pas par force ; car chacun volontiers obéit en tout à l'Amour. Un accord consenti de part et d'autre est juste, disent les lois de la cité royale. »
Tout ce qui est soumis au contact de la force est avili, quel que soit le contact. Frapper ou être frappé, c'est une seule et même souillure. Le froid de l'acier est pareillement mortel à la poignée et à la pointe. Tout ce qui est exposé au contact de la force est susceptible de dégradation. Toutes choses en ce monde sont exposées au contact de la force, sans aucune exception, sinon celle de l'amour. Il ne s'agit pas de l'amour naturel, comme celui de Phèdre et d'Arnolphe, qui est esclavage et tend à la contrainte. C'est l'amour surnaturel, celui qui dans sa vérité va tout droit vers Dieu, qui en redescend tout droit, uni à l'amour que Dieu porte à sa création, qui directement ou indirectement s'adresse toujours au divin.
L'amour courtois avait pour objet un être humain ; mais il n'est pas une convoitise. Il n'est qu'une attente dirigée vers l'être aimé et qui en appelle le consentement. Le mot de merci par lequel les troubadours désignaient ce consentement est tout proche de la notion de grâce. Un tel amour dans sa plénitude est amour de Dieu à travers l'être aimé. Dans ce pays comme en Grèce, l'amour humain fut un des ponts entre l'homme et Dieu.
La même inspiration resplendit dans l'art roman. L'architecture, quoique ayant emprunté une forme à Rome, n'a aucun souci de la puissance ni de la force, mais uniquement de l'équilibre ; au lieu qu'il y a quelque souillure de force et d'orgueil dans l'élan des flèches gothiques et la hauteur des voûtes ogivales. L'église romane est suspendue comme une balance autour de son point d'équilibre, un point d'équilibre qui ne repose que sur le vide et qui est sensible sans que rien en marque l'emplacement. C'est ce qu'il faut pour enclore cette croix qui fut une balance où le corps du Christ fut le contrepoids de l'univers. Les êtres sculptés ne sont jamais des personnages ; ils ne semblent jamais représenter ; ils ne savent pas qu'on les voit. Ils se tiennent d'une manière dictée seulement par le sentiment et par la proportion architecturale. Leur gaucherie est une nudité. Le chant grégorien monte lentement, et au moment qu'on croit qu'il va prendre de l'assurance, le mouvement montant est brisé et abaissé ; le mouvement montant est continuellement soumis au mouvement descendant. La grâce est la source de tout cet art.
La poésie occitanienne, dans ses quelques réussites sans défaut, a une pureté comparable à celle de la poésie grecque. La poésie grecque exprimait la douleur avec une pureté telle qu'au fond de l'amertume sans mélange resplendissait la parfaite sérénité. Quelques vers des troubadours ont su exprimer la joie d'une manière si pure qu'à travers elle transparaît la douleur poignante, la douleur inconsolable de la créature finie.
« Quand je vois l’alouette mouvoir
De joie ses ailes contre le rayon,
Comme elle ne se connaît plus et se laisse tomber
Par la douceur qui au cœur lui va... »
Quand ce pays eut été détruit, la poésie anglaise reprit la même note, et rien dans les langues modernes d'Europe n'a l'équivalent des délices qu'elle enferme.
Les Pythagoriciens disaient que l'harmonie ou la proportion est l'unité des contraires en tant que contraires. Il n'y a pas harmonie là où l'on fait violence aux contraires pour les rapprocher ; non plus là où on les mélange ; il faut trouver le point de leur unité. Ne jamais faire de violence à sa propre âme ; ne jamais chercher ni consolation ni tourment ; contempler la chose, quelle qu'elle soit, qui suscite une émotion, jusqu'à ce que l'on parvienne au point secret où douleur et joie, à force d'être pures, sont une seule et même chose ; c'est la vertu même de la poésie.
Dans ce pays la vie publique procédait aussi du même esprit. [Il aimait la liberté. [Phrase ajoutée par l'éditeur des Écrits historiques et politiques, ne figure pas dans l'édition Quarto.]] Il n'aimait pas moins l'obéissance. L'unité de ces deux contraires, c'est l'harmonie pythagoricienne dans la société. Mais il ne peut y avoir d'harmonie qu'entre choses pures.
La pureté dans la vie publique, c'est l'élimination poussée le plus loin possible de tout ce qui est force, c'est-à-dire de tout ce qui est collectif, de tout ce qui procède de la bête sociale, comme Platon l'appelait. La Bête sociale a seule la force. Elle l'exerce comme foule ou la dépose dans des hommes ou un homme. Mais la loi comme telle n'a pas de force ; elle n'est qu'un texte écrit, elle qui est l'unique rempart de la liberté. L'esprit civique conforme à cet idéal grec dont Socrate fut un martyr est parfaitement pur. Un homme, quel qu'il soit, considéré simplement comme un homme, est aussi tout à fait dépourvu de force. Si on lui obéit en cette qualité, l'obéissance est parfaitement pure. Tel est le sens de la fidélité personnelle dans les rapports de subordination ; elle laisse la fierté tout à fait intacte. Mais quand on exécute les ordres d'un homme en tant que dépositaire d'une puissance collective, que ce soit avec ou sans amour, on se dégrade. Théophile de Viau encore, grand poète et à plusieurs égards héritier authentique de la tradition occitanienne, comprenait comme elle le dévouement à un roi ou à un maître. Mais quand Richelieu, dans son travail d'unification, eut tué en France tout ce qui n'était pas Paris, cet esprit disparut complètement. Louis XIV imposait à ses sujets une soumission qui ne mérite pas le beau nom d'obéissance.
Dans la Toulouse du début du XIIIe siècle la vie sociale était sans doute souillée, comme partout et toujours. Mais du moins l'inspiration, faite uniquement d'esprit civique et d'obéissance, était pure. Chez ceux qui l'attaquèrent victorieusement, l'inspiration même était souillée.
Nous ne pouvons pas savoir s'il y aurait eu une science romane. En ce cas sans doute elle aurait été à la nôtre ce qu'est le chant grégorien à Wagner.
- c'est-à-dire le vrai art total, auquel de plus le public participe, par rapport aux tentatives modernes d'art total. Cf. p. 651 de l'édition Quarto.
Les Grecs, chez qui ce que nous appelons notre science est né, la regardaient comme issue d'une révélation divine et destinée à conduire l'âme vers la contemplation de Dieu. Elle s'est écartée de cette destination, non par excès, mais par insuffisance d'esprit scientifique, d'exactitude et de rigueur.
- Heil Borella !
La science est une exploration de tout ce qu'il apparaît d'ordre dans le monde à l'échelle de notre organisme physique et mental. À cette échelle seulement, car ni les télescopes, ni les microscopes, ni les notations mathématiques les plus vertigineuses, ni aucun procédé quel qu'il soit ne permet d'en sortir. La science n'a donc pas d'autre objet que l'action du Verbe, ou, comme disaient les Grecs, de l'Amour ordonnateur. Elle seule, et seulement dans sa plus pure rigueur, peut donner un contenu précis à la notion de Providence, et dans le domaine de la connaissance elle ne peut rien d'autre. Comme l'art elle a pour objet la beauté. La beauté romane aurait pu resplendir aussi dans la science.
Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur. Comme les cathares semblent avoir pratiqué la liberté spirituelle jusqu'à l'absence de dogmes, ce qui n'est pas sans inconvénients, il fallait sans aucun doute qu'hors de chez eux le dogme chrétien fût conservé par l'Église, dans son intégrité, comme un diamant, avec une rigueur incorruptible. Mais avec un peu plus de foi, on n'aurait pas cru que pour cela leur extermination à tous fût nécessaire.
Ils poussèrent l'horreur de la force jusqu'à la pratique de la non-violence et jusqu'à la doctrine qui fait procéder du mal tout ce qui est du domaine de la force, c'est-à-dire tout ce qui est charnel et tout ce qui est social. C'était aller loin, mais non pas plus loin que l'Évangile. Car il est deux paroles de l'Évangile qui vont aussi loin qu'il soit possible d'aller. L'une concerne les eunuques qui se sont faits eunuques eux-mêmes à cause du royaume des cieux. L'autre est celle que le diable adresse au Christ en lui montrant les royaumes de la terre : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui y est attachée, car elle m'a été abandonnée, à moi et à quiconque il me plaît d'en faire part. »
L'esprit de cette époque a reparu et s'est développé depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, mais avec le surnaturel en moins ; privé de la lumière qui nourrit, il s'est développé comme peut le faire une plante sans chlorophylle. Aujourd'hui cet égarement que la Bhagavat-Gîta nommait l'égarement des contraires nous pousse à chercher le contraire de l'humanisme. Certains cherchent ce contraire dans l'adoration de la force, du collectif, de la Bête sociale ; d'autres dans un retour au Moyen Age gothique. L'un est possible et même facile, mais c'est le mal ; l'autre n'est pas non plus désirable, et d'ailleurs est tout à fait chimérique, car nous ne pouvons pas faire que nous n'ayons été élevés dans un milieu constitué presque exclusivement de valeurs profanes.
- idée qu'à ma modeste échelle je me tue à seriner depuis des années…
Le salut serait d'aller au lieu pur où les contraires sont un.
Si le XVIIIe siècle avait lu Platon, il n'aurait pas nommé lumières des connaissances et des facultés simplement naturelles. L'image de la caverne fait manifestement apercevoir que l'homme a pour condition naturelle les ténèbres, qu'il y naît, qu'il y vit et qu'il y meurt s'il ne se tourne pas vers une lumière qui descend d'un lieu situé de l'autre côté du ciel. L'humanisme n'a pas eu tort de penser que la vérité, la beauté, la liberté, l'égalité sont d'un prix infini, mais de croire que l'homme peut se les procurer sans la grâce.
Le mouvement qui détruisit la civilisation romane amena plus tard comme réaction l'humanisme. Arrivés au terme de ce second mouvement, allons-nous continuer cette oscillation monotone et où nous descendons à chaque fois beaucoup plus bas ? N'allons-nous pas tourner nos regards vers le point d'équilibre ? En remontant le cours de l'histoire, nous ne rencontrons pas le point d'équilibre avant le XIIe siècle.
Nous n'avons pas à nous demander comment appliquer à nos conditions actuelles d'existence l'inspiration d'un temps si lointain. Dans la mesure où nous contemplerons la beauté de cette époque avec attention et amour, dans cette mesure son inspiration descendra en nous et rendra peu à peu impossible une partie au moins des bassesses qui constituent l'air que nous respirons."
Libellés : Borella, Boutang, Chesterton, Daumal, Durkheim, Guénon, Louis XIV, Platon, Pythagore, Sahlins, Socrate, Théophile, Wagner, Weil
<< Home