A la fin des années 90, Jean Clair évoque les stratégies culturelles et artistiques américaines des années 60-80.
"C’est en fait à une homologation des formes multiples de la modernité que l’Amérique procédait. Pragmatique, utilitariste et puritaine, elle mettait en place un système où l’oeuvre singulière n’avait plus désormais de valeur qu’autant qu’elle se révélait homologue d’une autre, apte à se caser et à s’écraser dans une des cases préparées à la recevoir, comme un fruit calibré dans sa chaîne d’emballage, au sein de la grille qu’on lui avait préparée. L’Europe, royaume de l’hétérologie, foyer des différences, patrie des dissimulations, fut la victime élue de cet aplatissement. L’Amérique, bien que tout à fait capable de comprendre et de goûter la diversité, la variété, la saveur plurielle de l’habitus européen, de goûter à la richesse sensuelle de ses goûts, de ses distinctions, de ses nuances, de ses façons de bouche et de ses rites de table, tout comme de comprendre la richesse sémantique de ses dialectes, de ses coutumes de société, de ses rites, de ses finesses théoriques, d’apprécier enfin tout ce que des des siècles avaient lentement, patiemment et savamment façonné, ne s’en tenait pas moins à distance et n’hésita pas, sans trop d’état d’âme, à réduire à un dénominateur commun (ce serait un équivalent du réductionnisme gauchiste et tiers-mondiste, piste à suivre… note de AMG), quand même elle semblait les respecter, les particularités et les singularités des différents pays d’un continent qui n’étaient guère plus à ses yeux que les résidus de minorités archaïques. Sûre de l’universalité de ses valeurs et de la vertu de sa démocratie, elle les traiterait comme n’importe quel territoire à coloniser.
Pour un capitalisme mondialisé dont elle demeure plus que jamais le centre, le multiculturalisme constitue en effet l’idéologie idéale. A partir de la position universelle abstraite qu’il prétend occuper - tout comme la France, naguère, qui se voulait le foyer de l’universel, l’exerça, faut-il le rappeler ? à l’égard de ses colonies -, il s’agit de traiter toute culture locale comme le colonisateur traite les peuples colonisés, c’est-à-dire comme des « indigènes ». Le privilège abstrait de l’universel permet d’évaluer, c’est-à-dire de sous-évaluer, toutes les autres cultures. C’est précisément en prétendant les étudier, les connaître et les « respecter » que le multiculturalisme impose sa supériorité."
Il en est des Américains (culturellement et politiquement, c’est d’ailleurs lié chez eux plus que chez les autres) à l’égard de l’Europe comme il en est, selon une remarque de Bonnard que je vous retrouverai à l’occasion, des Juifs à l’égard des pays où ils vivent : un mélange de respect et d’envie que ces formes perdurent dans leur être d’un côté, de rivalité et d’envie et que ces formes ne perdurent pas trop non plus dans leur être, de l’autre côté. Il faudrait que l’Europe reste exotique, mère de l’Amérique, prospère aussi pour qu’il soit agréable aux Américains de s’y promener - mais pas trop prospère, et qu’elle ne se mêle pas d’évoluer, surtout pas, toutes exigences contradictoires sinon schizophrènes qui se retrouvent aussi bien dans la politique économique et culturelle américaine que dans le comportement des touristes américains tel qu’on peut le voir en France.
Une incise pour finir : Jean Clair comme Baudrillard ont bien connu les États-Unis, le premier au moins les a aimés. Cela aide à avoir un regard décalé sur les deux civilisations.
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