mercredi 7 février 2018

Le 11 septembre n'est rien à côté du 21 janvier.




Un peu de temps devant moi, reprenons la discussion d’avant-hier. Voici donc ce que Jean Clair répond à Jean Baudrillard, cette citation suit immédiatement, dans son livre, la précédente : 

"Pour remettre l’idéologie de la gauche à l’endroit, et le fascisme à sa place, on serait tenté de retourner l’argumentation de Baudrillard ou, si l’on veut, de faire fonctionner sa sophistique à l’envers. C’est dans la mesure où nous rêvons les choses qu’elles ne s’accomplissent pas. Rêver, c’est la permission de ne pas agir. L’action n’est pas la soeur du rêve. Elle n’en est pas l’accomplissement, fût-ce par des mains étrangères. Le rêve n’attend pas de la réalité qu’elle comble une attente qu’il sait ne pas appartenir à l’ordre de la réalité. Rêver, c’est différer et, dans la différence, c’est s’épargner la peine de passer à l’acte. Quand même passer à l’acte signifierait passer la main à des exécuteurs de basses oeuvres. 

Le surréalisme, à cet égard, dans l’importance qu’il donnait au rêve, n’aura jamais débouché sur une action concrète. Personne, à Paris, dans les années vingt, n’était jamais descendu dans la rue, revolvers au poing  - avec le pluriel - pour tirer sur la foule. [Note de AMG : c’était selon Breton, qui était paraît-il très fier d’avoir écrit revolver au pluriel, d’où l’incise moqueuse de J. Clair, l’acte surréaliste par excellence.]

(…) Contrairement à des pays où l’on a tendance à joindre le geste à la parole, et à considérer que l’action doit suivre le discours, demeure en France la tradition d’une autonomie de la parole, mais aussi de sa gratuité, sinon de sa gloriole. Elle n’invite guère au passage à l’acte et, même, le décourage. Le mot n’engage à rien. Il y a une « franchise » du verbe, au double sens du terme, où la littérature est exonérée du devoir de rendre des comptes. (…)

C’est dans la mesure où le surréalisme a voulu considérer le langage comme un don - don de la parole à travers les processus automatiques et inconscients - qu’il a pu aussi, comme on dit, se payer de mots. Si le langage est gratuit, usons-le, abusons-le. Des Tartarins de la Révolution… Bourgeois ou petit-bourgeois, à qui les mots avaient été donnés, comme leur avaient été donnés l’éducation, le bien-être, les habits élégants, les monocles et l’usage du langage, plus tard de bonnes écoles, les surréalistes usèrent des mots sans trop y penser, comme on use ses pantalons, assurés qu’on est qu’on vous les remplacera. [Note de AMG : quelques pages plus tard, notre auteur écrit : "La spontanéité, la créativité, l’association libre, les mots en fête, tout ce qui, chez les surréalistes, n’étaient jamais que des caprices de nantis qui, une fois formés aux humanités classiques, avaient gaspillé allègrement leur héritage, s’est changé peu à peu, par glissements progressifs d’une pédagogie fascinée par le moderne, en autant d’impératifs d’une éducation nationale misérable mais prétendue mise à jour, asservie mais proclamée « émancipée »."]

Si l’on considère en revanche que le langage n’est pas un don, mais qu’il est une dette, contractée auprès de nos prédécesseurs, si l’on reconnaît que l’on se doit au langage, que l’on demeure redevable envers les mots, si l’on croit que chaque mot doit être justifié par ses gestes, on entre alors dans un processus éthique et linguistique tout différent. [En note, J.C. ajoute : "Ce serait plutôt là la forma mentis de ceux qui sont issus des milieux populaires, chez qui le langage n’est jamais « donné » et qui passeront leur vie à apprendre à parler. Parmi ceux évoqués ici, et sans distinction d’appartenance politique, on peut citer Camus, Céline, Parain, Queneau." Et Jean Clair lui-même, ajoute AMG à la place de l’auteur ; AMG dont l’effort précisément au fil des années, est de sortir du camp des premiers pour rejoindre, autant qu’il lui est possible, le sens de la responsabilité des mots des seconds. Sans les idéaliser : Céline a parfois perdu les pédales de ce point de vue…]

Autrement dit, le surréalisme, dans son rapport à la réalité, aurait agi, si l’on suit l’argumentation de Baudrillard, comme un parafoudre. Il aurait évité l’épreuve violente de la réalité que nos voisins immédiats ont subie. Nous sommes restés à l’écart des grandes convulsions révolutionnaristes des années 70, alors même que nous les avions souhaitées. 

Le surréalisme et ses suites auraient été une sorte d’Ersatzbildung, une formation de substitution, qui nous aura permis d’éviter les épreuves. Mais il aura été aussi un jeu intellectuel, subtil et futile, qui nous a privés, in fine, de la capacité de penser le monde réel, et éventuellement si, comme disait Alain, penser c’est peser, de peser sur son cours. 

Dire cela, ce serait en quelque sorte absoudre le surréalisme. Ce serait dire que le « surfascisme » de Bataille, à tout prendre, valait mieux qu’un fascisme proprio motu comme l’ont connu l’Italie et l’Allemagne. Sans doute. Mais nous sommes restés en l’air, sans plus trop savoir comment dire la réalité, ni quel ton adopter."

Et l’on rejoint ici des pages frappantes des Modérés d’Abel Bonnard, dans lesquelles il décrit la façon qu’ont les Français de léviter, de flotter, sans prise sur le réel, comme si leur histoire avait été suspendue, c’est le terme utilisé par Bonnard, mise entre parenthèses, empruntée, depuis la mort de Louis XVI ; la découpe qui alors eut lieu les aurait amputés d’une partie d’eux-mêmes, au point de troubler aussi bien leur conscience d’eux-mêmes que leurs capacités d’analyse, voire de simple perception du réel. De cela, dans cette optique, les surréalistes, notamment en leur aspect de nantis décadents, seraient une cause aussi bien qu’un symptôme - et il faut ici repenser à leur masochisme antinational, évoqué la dernière fois. 


Il s’agit là bien sûr d’une esquisse à grands traits d’un processus subtil ; il y a quelque cohérence pourtant à constater que, à côté de leur goût persistant pour les grands mots et les envolées lyriques - dont le niveau baisse, comme le niveau du reste - Yann Moix !!! -, les Français manifestent une hébétude persistante, si j’ose dire, devant les évolutions ethnico-culturelles en cours. Peut-être finalement sont-ils remplacés depuis longtemps par les zombies qu’ils sont devenus, peut-être les autres ne font-ils que matérialiser et symboliser ce processus. "La guerre du Golfe n'a pas eu lieu", avait aussi écrit Baudrillard. De même, le Grand Remplacement aurait eu lieu avant d'avoir lieu.

Et votre serviteur se battrait contre des fantômes de moulins à vent. Quichotte et Pança à la fois !