mercredi 20 juin 2018

"A nous deux, ma belle."

Un peu de littérature ce mercredi. Je sais que ce n’est pas ce que mes lecteurs recherchent en priorité à ce comptoir, mais un peu de belle prose, ça ne se refuse pas : 

"Comme chaque matin, elle est là. Mais chaque matin il l’attend comme si elle ne devait jamais revenir ; elle est toujours à l’heure et il la croit toujours en retard ; elle est toujours la même et il la voit plus belle ; elle le regarde de ses yeux brillants et mobiles, courbant son beau cou flexible, tournant vers lui son front vertical et pur, lui offrant son corps équilibré par la santé et le repos. Ils s’affrontent depuis un long moment ; lui la contemple, la caresse même et cependant elle continue de carillonner par espièglerie, tant elle s’amuse ; écartant délicatement ses lèvres pâles aux sombres commissures, Milady ne lâche plus le cordon de sonnette, elle encense de la tête, prend aplomb sur ses jambes fines, met toute sa force à ce jeu, fière de ce geste que son seigneur lui a appris et qui les rapproche ; sans pitié, elle réveille la rue, le quartier, et avertit (…) qu’elle est exacte au rendez-vous d’amour. 
« 7 heures, disent les habitants du voisinage. Voilà la jument Milady qui tire la sonnette du commandant. »


« A nous deux, ma belle. »
Les relations affectives qui s’étaient établies entre le commandant et son cheval n’avaient rien de ces effusions dévoyées, de ces léchages de museau, de ces caricatures d’amour, de tous ces résidus pervers de sentiments humains qui président aux rapports des vieilles filles et de leur pékinois. C’était d’abord un combat, où la jument savait qu’elle succomberait, où elle désirait d’ailleurs succomber, une lutte qui commençait dans l’espièglerie, dans la ruse et se continuait dans la rage, pour se terminer dans une sorte de pâmoison soumise, de détente complète où l’un et l’autre trouvaient leur plaisir. Milady était sa chose ; Gardefort l’avait découverte, il l’avait faite ; elle était sa gloire ; elle l’entretenait dans l’illusion qu’il comptait toujours, qu’il appartenait au monde des vivants, qu’il possédait encore tous ses moyens physiques et moraux, bien qu’il les eût, comme tout le reste, en partie, perdus."


Ceux qui connaissent l’une des plus belles nouvelles de Morand, Milady, l’auront probablement reconnue, auront peut-être envie de la relire. Et j’espère bien sûr avoir suscité chez les autres le désir de la découvrir.