mardi 19 juin 2018

"Toutefois, gardons-nous ici des généralisations trop abruptes..."

Le 11 juin dernier, je vous citais un bon texte de Montherlant, en évoquant brièvement mes difficultés par rapport à ce qu’il a pu lui arriver d’écrire sur le christianisme et/ou le catholicisme. Encore une fois, je n’ai pas l’intention de me lancer dans une étude sur le thème - et je connais si peu Montherlant… -, mais je retombe aujourd’hui sur un texte qui devrait me permettre d’évoquer cette problématique un peu plus précisément. Il s’agit, en ouverture du Solstice de juin (nous sommes maintenant au début de la guerre), d’une méditation sur "Les chevaleries". Une belle formule pour commencer, à laquelle je pourrais souscrire, mais qui est très générale : 

"Je pensais et je pense que l’individualisme est le produit des civilisations supérieures."

Et allons-y : 

"Je crois que ces traits sont communs à toutes les chevaleries : le chevalier, chrétien ou japonais, s’oppose par essence au bourgeois. Il ne saurait en être autrement pour quelqu’un qui porte une civilisation intérieure plus rare et plus avancée que celle qui a cours autour de lui. L’orgueil est un devoir pour les bushi (chevaliers japonais). Pas un des jésuites de là-bas, au XVIIe siècle, qui ne se plaigne de leurs dédains ; selon moi, c’étaient des dédains attrayants. L’orgueil gonfle nos chevaliers féodaux, prenant souvent la forme délirante, un orgueil de panthère, chez ceux de Castille : l’Église n’a pas trop de toutes ses foudres et de toutes ses pratiques d’humilité, pour les garder en main (et de cela devraient se souvenir les gouvernements ; le catholicisme est un élément d’ordre dans une société pléthorique, et un élément de mort dans une société dégénérée et débile.)" 

Ici, un appel de note : 

"Tolstoï, étudiant la victoire japonaise sur les Russes en 1905, l’attribue au fait que les Japonais ne sont pas chrétiens. (…)

Renan compte, parmi les causes d’affaiblissement de l’armée romaine à la fin de l’Empire, l’introduction du christianisme dans les cadres et la troupe. Toutefois, gardons-nous ici des généralisations trop abruptes. Mais il semble logique que le goût de la faiblesse, l’excitation nerveuse, la peur de l’enfer, propres au christianisme, anémient un peuple. L’indifférence à la mort des hommes de l’Antiquité, aujourd’hui des musulmans, des Japonais, en fournirait la contre-épreuve."

Et une nouvelle note, ajoutée en 1962, à l’intérieur de cette première note : "Napoléon dit : « La religion chrétienne n’excite point le courage. Comme général, je n’aimais pas les chrétiens dans mes armées. »"

Mes lecteurs perspicaces (pléonasme ?) auront compris où je veux en venir, a fortiori s’ils se souviennent de ma remarque, dans le texte du 11 juin dernier, selon laquelle certaines des critiques de Montherlant pouvaient m’apparaître comme des éloges. D’abord, « le goût de la faiblesse, l’excitation nerveuse » ne me semblent pas essentiellement liés au christianisme. Mais le noeud de la question, et bien sûr l’allusion de Montherlant aux musulmans ne risquait pas de me laisser indifférent, est une question que l’on peut formuler en pastichant Bernanos : le courage, pourquoi faire ? Si c’est pour tuer des gens sur la Promenade des Anglais en sachant que l’on va se faire descendre par les flics à la fin, y a-t-il vraiment de quoi se pâmer ? Citer Napoléon n’est pas non plus insignifiant : avec tous les Français qu’il a menés à la mort avec cynisme ("Une nuit de Paris remplacera tout cela", je cite de mémoire, aurait-il dit en contemplant les monceaux de cadavres laissés par une de ses batailles), est-il permis d’admettre que les qualités de stratège militaire ne sont pas le tout de l’homme, ni du soldat, ni même du général ? Si Napoléon n’aimait pas les chrétiens dans ses armées, peut-être était-ce parce qu’ils se laissaient bourrer le crâne un peu moins facilement que les autres et étaient moins enclins à sacrifier leur peau pour le plaisir du chef… Enfin, comment confondre « courage » et « indifférence à la mort », alors que le courage a plutôt pour fond la peur de la mort et la capacité à la vaincre cette peur ? 


Ceci étant dit, on peut suivre Montherlant sur un certain nombre de points, si l’on considère qu’il s’attaque en réalité, qu’il le veuille ou non, aux « idées chrétiennes devenues folles », plutôt qu’au christianisme, lesquelles « idées chrétiennes devenues folles » peuvent effectivement nuire à une « une société dégénérée et débile ». Et certes on ne niera pas qu’une nation a besoin pour survivre de soldats prêts à mourir pour elle. Mais, et je finirai là-dessus, il a probablement tort d’opposer aussi nettement qu’il le fait les chevaliers chrétiens à l’Église, d’autant qu’il n’évoque pas une autre forme de chevalerie, les moines. L’Église et les chevaliers s’opposent sur fond de société chrétienne et de répartition des rôles au sein de cette société chrétienne, les moines prenant en charge l’aspect le plus contemplatif de ladite société, les chevaliers, non sans contraintes donc (contrairement au guerrier musulman, pour qui la fin d’Allah justifie les moyens et tous les excès), assumant le côté guerrier. - Tout cela n’étant pas, est-il besoin de le souligner, de l’ordre seulement théorique ou spéculatif.