"S’ils souffrent le mal, c’est qu’ils n’en souffrent pas." Montherlant en verve.
Voici de nouveaux extraits du la conférence de Montherlant, "La morale de midinette" (1938), que j’avais commencée à vous retranscrire les 6 et 7 juin derniers. Le début de la livraison d’aujourd’hui suit directement la fin de celle du 7. Une petite remarque avant de commencer : dans ces lignes comme en d’autres occasions Montherlant ne se montre pas tendre envers le christianisme. Il y a me semble-t-il à boire et à manger dans ses critiques, qui sont d’ailleurs parfois d’involontaires éloges, mais mon propos dans cette série de citations quotidiennes n’étant pas l’étude d’auteurs pour eux-mêmes, mais la réunion de réflexions qui puissent être profitables à mes lecteurs en cette période de troubles, je n’ai pas l’intention pour l’heure de m’appesantir sur le thème des rapports de Montherlant avec le christianisme. - Du reste, vous allez constater que "Buste-sur-Pattes", comme l’appelait Céline, s’en prend aussi à votre comptoir préféré, je ne vais pas m’en formaliser.
"Avec cela le christianisme ou ses séquelles, l’humanitarisme, le pacifisme, l’irréalisme (l’hypothèse retenue étant toujours l’hypothèse consolante), la place donnée aux « affaires du coeur », un énervement systématique et sans cesse plus accentué de la justice, et vous aurez la morale, je veux dire la glaire horrible déglutie par l’école, par le journal, par la radio, par le ciné, par la tribune, par la chaire, et dans laquelle baigne et marine notre malheureux peuple depuis assez longtemps déjà. Étonnez-vous après cela qu’il flanche, pour le petit et pour le grand ! D’autres pays flanchent, élevés à la même école : l’Angleterre. Encore un siècle de la Bible et de la morale de Hollywood, et nous verrons si les États-Unis, qui tiennent bon jusqu’à présent grâce à la vigueur et à la jeunesse de leur race, ne flancheront pas eux aussi.
Il y a vingt ans, l’année de la signature du traité de paix, quand tout chez nous commençait de se relâcher avec l’euphorie de la victoire, je terminais une allocution aux anciens élèves de l’École Sainte-Croix, en leur disant que les morts de la guerre, s’ils pouvaient demander quelque chose aux survivants, « leur demanderaient d’acquérir avant tout la force et le goût de la force », afin que nous n’ayons pas, quelque jour, à subir une nouvelle hécatombe. (…)
Nous ne croyons pas que la morale de midinette, non plus que la morale de vieille fille, puisse s’opposer très longtemps encore, sans être emportée comme une bicoque vermoulue, à la morale léonine qui a cours dans plusieurs nations d’Europe. Nous ne croyons pas que le langage des joueurs de belote, des académiciens, des chrétiens et des midinettes puisse être opposé très longtemps au langage des hommes. Nous ne croyons pas qu’il y ait un accord possible, d’égal à égal, entre des peuples qui acceptent de risquer la guerre, et des peuples qui refusent de la risquer. (…) Nous écrivions en 1931 : « On fait une morale comme on fait l’opinion (…, coupure de l’auteur). La moralité d’un peuple est une question de lois, et de lois appliquées. C’est à coups de pied dans le derrière qu’on crée la moralité d’un peuple. » Nous le pensons tout de même aujourd’hui. (…) La France ne se sauvera pas toute seule, mais uniquement par celui de ses fils qui aura tous les courages que nous ne voyons pas dans ses fils d’aujourd’hui : le courage de ne pas jouer le jeu, le courage de dire non, le courage de refuser de composer avec l’ignoble, le courage de sévir, le courage d’être impopulaire - matribus detestatus, s’il le faut - voire le courage de paraître « ridicule » (tout ce qui est grand étant trouvé ridicule par les Français de 1938). Le courage d’imposer une morale qui soit le contrepied de la morale de midinette ; une morale qui soit jugée immorale par les joueurs de belote, les chrétiens, les académiciens et les midinettes. Le peuple français ne sera sauvé que par une morale qui le rebrousse, puisqu’il meurt de celle qui lui plaît.
Si un tel homme ne devait pas paraître, (qu’il soit chef en titre ou éminence grise), je le dis ici simplement : je serais inquiet pour l’avenir de la France.
C’est une dure mais juste loi, que celle qui rend les peuples responsables des actes de leurs chefs : car les peuples ont les moyens de ne pas laisser à leurs chefs l’autorité, comme les chefs ont le devoir de gouverner s’il le faut contre les goûts de leurs peuples. Les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent. On dit quelquefois : « Les peuples sont des enfants. Si les Français avaient d’autres maîtres, vous verriez comme ils changeraient vite… » Nous ne sommes pas insensibles à cette raison, et elle nous touche particulièrement quand nous l’entendons, comme il nous arriva, dans la bouche de personnes très humbles ; nous sommes si peu insensibles que bien des fois nous avons exprimé notre surprise que, conduit et inspiré comme il l’est, le peuple français eût encore tant de vertus. Mais enfin ces hommes et ces femmes sont traités en adultes, et non en enfants : les hommes votent, les hommes et les femmes témoignent en justice, ont autorité sur leur progéniture, etc… S’ils n’exigent que pour de petits intérêts sordides et jamais pour autre chose (à l’exemple de ces mutilés de guerre qu’on n’a jamais vu exiger de façon efficace, lorsqu’il s’agissait des affaires de la France, mais qui ont bien su le faire une fois - en barrant la circulation sur les grands boulevards, de leurs petites voitures ! - lorsqu’il s’est agi d’une augmentation de leurs pensions), s’ils acceptent tout sans haut-le-coeur, s’ils ne vomissent ni la régularité, ni la bassesse, ni la bêtise, ni les bobards dont on les gave, eux aussi sont coupables. S’ils souffrent le mal, c’est qu’ils n’en souffrent pas. Gouvernants, parlement, nation, nous nous refusons à distinguer. Le parlement, c’est la France [et il va voter les pleins pouvoirs à Pétain quelques mois après, note de AMG…]. Elle a envoyé là ceux qu’elle préférait. Ce qui se passe au Conseil des ministres, c’est ce qui se passe au Café du Commerce. Tout le monde est solidaire et complice."
- J’aimerais bien que ce qui se passe à mon comptoir se passe au Conseil des ministres, certes ! Un jour peut-être…
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