mercredi 13 juin 2018

L'humanité est un luxe, heureusement.

Ayant fini d’écouter l’intervention d’Y. Christen et n’y ayant rien vu de nature à appeler une correction à ce que j’ai écrit hier, je peux enchaîner avec le début du livre de Jacques Laurent, Le nu vêtu et dévêtu, dont les accents ethnologico-religieux-ludiques me rappellent la lecture de Jean-Pierre Voyer et sa sentence fameuse, au moins pour moi : "L’humanité est une cérémonie."

"Si l’homme est vêtu, c’est qu’il l’a bien voulu. Rien n’est plus léger que de placer le vêtement sur le même plan que l’habitation, l’agriculture, l’élevage. La nature exige en effet que l’homme dorme, boive, mange. Elle ne lui fait pas un besoin de se vêtir, sauf sous des climats extrêmes. De même que les Indiens vivent nus en Amazonie, les Méditerranéens vivraient nus encore s’ils n’avaient été sensibles qu’aux impératifs physiologiques. Les besoins de l’imaginaire les harcelèrent aussi impérieusement que ceux du corps. Le vêtement naquit. Inutile mais nécessaire, superflu mais fascinant, il donna en apparaissant la preuve que l’homme savait qu’il n’était pas un animal. C’est entre la naissance de la religion et de l’art qu’il faut placer celle du vêtement et non dans le chapitre des armes, des hameçons et des outils agricoles, bref de l’efficace. Et encore, obligé de choisir, je placerais les premiers dieux dans l’efficace et non le vêtement qui procède du fantasme et en démontre l’impérialisme.

Est vêtement tout ce qui a volontairement changé la peau des hommes, fût-ce un trait de peinture. Car le vêtement fut d’abord un ornement. Sur le flanc des poteries l’homme traça des zébrures et, de même, sur sa peau. Un même génie l’avait poussé à dessiner sur des parois de pierre et sur sa propre chair. Avec emportement, il considéra ces activités de luxe comme primordiales et d’une importance égale à celles qui lui permettaient de survivre."

"Nous savons que l’homme est un faiseur d’outils, son cerveau lui en donnait le pouvoir et nous n’avons pas de mal à comprendre pourquoi une charrue ou une arme a évolué. Ces modifications se sont déroulées dans un rationnel auquel l’histoire du vêtement reste rebelle. On peut expliquer fonctionnellement l’armure du chevalier, la tunique du plongeur parce qu’elles sont des outils mais on passe en un autre monde dès que l’on assiste à l’apparition du hennin, des talons hauts ou de la cravate. Ce n’est pas la même part de l’homme qui inspire la conception de la hache et celle du tatouage. Dès le tatouage, l’homme prouvait son refus d’accepter les apparences que la nature lui avait fixées. 

Il se jetait à corps perdu dans une aventure mue par la seule imagination. Celle-ci lui a noyé la tête sous les plumes comme un oiseau, ou grâce à un casque cornu, lui a offert le front d’un bison ; elle a affûté ses talons en aiguilles, tantôt gonflant ses épaules, tantôt empennant ses hanches, tantôt le plissant comme une colonne dorique ou corinthienne, tant lui greffant une queue de pie. Rien ne l’y obligeait mais le goût d’exercer sa liberté et son pouvoir le poussait, et sans doute aussi son angoisse." 


Bien sûr, on peut tirer de tout cela des considérations amères ou emportées à l’égard des matérialistes de tous bords, qui réduisent l’homme à ses besoins et à son animalité, matérialistes capitalistes ou anticapitalistes qui trouvent à satisfaire leurs pulsions dans le remplacisme actuel. (Je n’implique pas, au moins en première instance, Éléments, où l’on a toujours été au contraire sensible à la variété des formes existantes, dans cette critique très globale.) On peut aussi rappeler que le pays le plus peuplé du monde (1/6e d’entre nous), la Chine, est gouverné par des principes matérialistes, à la fois communistes et capitalistes. Mais je m’étais promis d’en rester aujourd'hui aux images positives de Jacques Laurent et à cette conscience de la dignité du luxe (si après cela vous croyez que le luxe est surtout une question d’argent… relisez tout ceci, et enquillez-vous Malinowski pour la peine), je m’arrête donc.