Algérie française, II. Une leçon de contraception.
En 1960, Raoul Girardet est envoyé en mission d’enquête en Oranie.
"Je ne connaissais pas l’Algérie. Je n’en avais qu’une image scolaire, conventionnelle. Et cette image s’était trouvée encore renforcée par la surabondante littérature « Algérie française » dont j’étais nourri et dont les clichés sentimentaux ou épiques continuaient à occuper mon esprit et mon coeur. Or, je découvrais, dans cette Oranie très largement pacifiée, où la rébellion n’occupait plus que de rares taches sur la carte, que les vrais problèmes n’étaient pas ceux de la guerre, du combat. C’était ceux que posaient précisément ce que l’on pouvait considérer comme une victoire : la lutte contre la pauvreté, la reconstruction d’une identité collective, le passage d’un certain type de société à un autre. Je dois rendre grâce à ces quelques officiers auprès de qui j’ai un peu vécu et qui ont tenté de me l’expliquer, les uns avec une foi encore apparemment intacte, les autres, non sans doutes, non sans hésitations. Je me souviens de mon étonnement lorsque, dans l’une des premières discussions au fond d’une popote auxquelles j’ai assisté, un débat - et il était vif - s’est élevé sur le type de maisons qu’il convenait de construire dans le proche village de regroupement que l’on édifiait. Les uns souhaitaient des fenêtres ouvrant sur l’extérieur, les autres voulaient des murs clos, une simple porte, une cour intérieure. J’ai compris que c’était en fait deux conceptions de l’Algérie future qui s’affrontaient : pour les uns, une Algérie modernisée brisant les clôtures et les interdits de la vieille famille musulmane, pour les autres, le respect des moeurs, des coutumes traditionnelles, la volonté de préservation d’une société ancienne. Le choix prenait ainsi une valeur symbolique. Mais était-ce à ces hommes, venus d’un autre monde, de décider ? Ce à quoi ils rétorquaient que, dans l’état présent des choses, ils étaient les seuls à pouvoir réellement décider, et que, d’ailleurs, on leur demandait de décider.
Je me souviens encore d’avoir accompagné un commandant, excellent homme, héritier de toutes les traditions de la « vieille coloniale », dans ses tournées dans le sous-secteur qu’il commandait et où le F.L.N., qui n’avait là jamais beaucoup mordu, semblait avoir été totalement éradiqué. Visite à un village où régnait dans la paix un très paternel adjudant. « Tout va bien, rien à signaler mon commandant… Il y a juste les bonnes femmes. Depuis que tout est peinard ici, j’en reçois bien une chaque semaine qui vient me demander comment on s’y prend pour ne pas faire d’enfants. Comment voulez-vous que je leur réponde ? Alors elles repartent furieuses. Si vous avez une idée sur ce ce que je dois faire ? » Le commandant n’en avait pas. Il se contenta du « Démerdez-vous » traditionnel… Mais là encore l’impasse était présente et singulièrement importante. L’adjudant aurait-il eu la velléité de répondre, il était sûr d’attiser la colère des grands-mères, nos véritables ennemies, peut-être les plus irréductibles, et très probablement aussi celle des maris. La pacification ici était réelle, mais précaire. Aurait-elle résisté à une leçon de contraception ?"
(Évidemment, de mauvais esprits pourraient dire qu’avec tous les enfants que les descendants de ces dames, aux désirs desquelles l’armée française n’a pas voulu satisfaire en 1960, qu’avec tous les enfants que leurs descendants sont venus pondre chez nous depuis, il est bien regrettable que les gens à qui on avait « demandé de décider » n’aient pas été plus dynamiques… Mais vous savez que je ne suis pas un mauvais esprit.)
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