Bagatelles pour un massacre de civilisation.
Il y a un peu plus d’un an (avril 2017) est sorti aux éditions Via Romana un recueil tardif de Chesterton, Pourquoi je suis catholique (The thing why I am catholic). Je ne crois pas l’avoir déjà cité ici, je sais en tout cas pourquoi j’ai du mal à avancer dans ma lecture : d’une part tout me pousse à lire ce livre, et tout, c’est trop ; d’autre part, je constate avec tristesse, à chaque page ou presque, la triste vérité de la phrase de Péguy souvent citée par J. Madiran, "quand il y a une éclipse, tout le monde est à l’ombre". J’entends par là que l’équipe de jeunes traducteurs réunis pour l’édition française est bien plus en peine de nous livrer une traduction fluide de la prose chestertonienne qu’un Maximilien Vox il y a un siècle. Je me souviens avoir éprouvé le même sentiment quelque peu amer en parcourant le Cahier de l’Herne consacré à Maurras, au fil duquel on voit X ou Y condamner la décadence moderne dans un style besogneux qui aurait certainement fait hurler de rage leur glorieux ancêtre…
Ces remarques désabusées - dont je n’ignore pas qu’elles peuvent s’appliquer à leur auteur - étant énoncées, laissons donc la parole au grand G. K. Ici comme souvent, il s’attaque à des théories dont nous subissons encore, et parfois plus que jamais, les nuisances ; le titre Vie familiale : la dérive, vous indiquant sans ambiguïté de quoi il va être question, et sur quel thème Chesterton va nous fournir des armes. Je ne vous donne aujourd’hui que le début de ce texte (en amendant de temps à autre, sans le signaler, la traduction), la suite est pour bientôt. (Mon projet sur Jünger n’est pas abandonné, mais il me faut un peu de temps.)
"Quand il s’agit de réformer les choses, pour ne pas procéder à leur pure déformation, il y a un principe simple et clair à respecter, qu’on appellerait probablement un paradoxe. Une réforme a d’ordinaire pour objet une institution ou une loi, mais, pour simplifier, prenons le cas d’une barrière ou d’une grille érigée en travers d’un chemin. Le réformateur moderne s’en approchera tout content en disant : « Je n’en vois pas l’utilité, enlevons-la ! » Ce à quoi un réformateur plus intelligent ferait bien de répondre : « Si vous n’en voyez pas l’utilité, je ne vous laisserai certainement pas l’enlever. Allez-vous-en et réfléchissez. Quand vous pourrez revenir me dire que vous en voyez l’utilité, alors peut-être vous laisserai-je la détruire. »
Ce paradoxe repose sur le bon sens le plus élémentaire. La barrière ou la grille n’a pas poussé là toute seule. Elle n’a pas été déposée par des somnambules qui l’auraient construite dans leur sommeil. Il est très improbable qu’elle ait été installée par des aliénés qui, pour une raison ou pour une autre, auraient été lâchés dans la rue. Non, une personne avait des raisons de penser que ce serait une bonne chose que de la mettre ici. Et jusqu’à ce que nous sachions quelle était cette raison, on ne peut pas juger si elle était, de fait, raisonnable. Si une chose établie par des êtres humains, comme nous-mêmes, nous semble complètement dénuée de sens et pleine de mystère, il est plus que probable que nous avons oublié tout un aspect du problème. Il y a des réformateurs qui surmontent cette difficulté en considérant que leurs pères étaient des fous, mais si tel était le cas nous n’aurions qu’à constater que la folie s’avère une maladie héréditaire. En vérité, personne n’a intérêt à détruire une institution sociale tant qu’il ne l’a pas vraiment perçue comme une institution historique. Si on sait comment elle est née et à quelles fins elle devait servir, alors on pourra être vraiment capable de dire qu’il s’agissait de finalités mauvaises, ou que depuis elles sont devenues mauvaises, ou que ce sont des fins dont on ne se sert plus aujourd’hui. Mais si tel un badaud la personne reste simplement à regarder la chose comme une monstruosité absurde qui d’une manière ou d’une autre a surgi sur son chemin, alors c’est cette personne et non pas le traditionnaliste qui souffre d’une illusion. On pourrait même dire qu’elle entrevoit les choses comme dans un cauchemar.
- Ici, on peut insérer la comparaison que Chesterton crée, avec un tour d’esprit analogue, dans un texte consacré au divorce, écrit quelques années plus tôt, et que l’éditeur de notre recueil, W. Golonka, cite avec à-propos en note, un peu plus loin : "L’homme, tel une souris, sape ce qu’il n’arrive pas à comprendre. Parce qu’il se prend une chose en plein nez il l’appelle un obstacle imminent, bien que l’obstacle puisse s’avérer être le pilier supportant le toit au-dessus de sa tête." Revenons maintenant à la citation en cours, G. K. enchaîne :
Ce principe s’applique à des milliers de choses, à des bagatelles aussi bien qu’à de véritables institutions, aux conventions comme aux convictions. C’est exactement le genre de personne comme sainte Jeanne d’Arc, qui savait pourquoi les femmes portaient la jupe, qui avait le plus de raisons de ne pas en porter ; c’est exactement le genre de personne comme saint François d’Assise, qui aimait la fête et un bon coin de feu, qui était le plus autorisé à devenir un mendiant sur la route. (…)
Parmi les traditions qui sont attaquées de la sorte, non pas avec intelligence mais presque inintelligemment, il y a cette fondation humaine de base appelée le ménage ou le foyer."
Fin de l’introduction, la suite pour bientôt !
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