lundi 1 octobre 2018

Provisoirement disparu...

Malgré ses penchants politiques peu gauchistes, Jünger a toujours eu bonne presse en France : 

"La faveur dont a bénéficié cet Allemand fréquentable, hautement cultivé, ami déclaré de la France et de sa littérature, exprime aussi un retour implicite à l’état de sympathie mutuelle qui était la règle entre descendants des Gaulois et des Germains avant la catastrophe de 1870. En raison des facettes multiples de son imaginaire, l’âpre beauté de ses livres de guerre, l’onirisme mystérieux des romans de maturité, l’originalité méditative du diariste, l’attrait sulfureux de l’amateur des drogues et ivresses, sans compter les ressources poétiques du botaniste et de l’entomologiste, Jünger a su parler à une large éventail de lecteurs différents. Si l’on creuse plus profondément encore le mystère de son succès durable auprès du public cultivé, on peut se demander si le contenu de ses livres ne répond pas aussi à un certain mal de vivre proprement français. On ne peut oublier que la France, avec l’Allemagne, est le pays d’Europe occidentale que l’histoire des derniers siècles a le plus durement traumatisé, celui dont la tradition propre fut le plus durablement blessée avant même la Révolution. Dans le trouble d’une époque de déréliction, les ouvrages de Jünger ont été reçus comme les présages ou les promesses d’une autre destinée. 

En ce personnage singulier s’incarne en effet une figure ultime, celle d’un archétype européen provisoirement disparu, dont subsiste peut-être une secrète nostalgie. Dans un monde saturé de subtilité dialectique et dominé par les apparences, cet homme authentifié par sa vie est digne de foi. C’est déjà beaucoup. Que l’un des plus grands écrivains de ce siècle et l’un des plus cultivés ait été aussi un jeune officier des troupes d’assaut qui chantait La guerre notre mère, voilà une rareté qui porte en elle l’unité perdue de natures arbitrairement opposées : le poète et le guerrier, l’homme de méditation et l’homme d’action. 

Écrire est devenu peu original. Mais Jünger a commencé par vivre intensément ce qu’il a écrit. Il a prouvé ce qu’il était dans ses actes avant de le conter dans ses livres. Puis il a confirmé la trempe de son âme dans les épreuves et l’adversité. Quand, au lendemain d’une nouvelle défaite, on lui a comme retiré sa patrie de dessous les pieds, il est resté debout, s’élevant même à une hauteur inviolable alors que son pays s’était nié, s’abstenant de jamais excéder les bornes d’une piété fière et discrète."

Dominique Venner, dans l’introduction à son essai sur Ernst Jünger. Un autre destin européen. A quelques nuances près (les rapports si cordiaux entre descendants des Gaulois et des Germains, par exemple…), on signe des deux mains - mais l’on ne peut s’empêcher de fournir un contrepoint, trouvé dans l’introduction de Julien Hervier à l’édition en Pléiade des Journaux de guerre. J. Hervier cite Jünger, dans la préface à l’édition de 1924 d’Orages d’acier, livre construit à partir des carnets rédigés par l’auteur au front : 

"Ce fut une étrange occupation, assis sur un siège confortable, que de déchiffrer les griffonnages de ces cahiers dont la couverture était encore engluée par la boue séchée des tranchées et maculées de taches sombres dont je ne savais plus s’il s’agissait de sang ou de vin.

A cette occasion, j’observais que brûlaient encore dans ces lignes le souffle chaud de la bataille, une sauvagerie originelle dont l’impact est plus fort et plus direct que celui d’un compte rendu stylisé. Entre ces feuillets et ce livre, il y a toute la distance qui sépare l’action de la littérature."

Ici se situe un appel de note, Julien Hervier : "Préface de 1924, p. 273. Il est à noter que ces carnets, dans leur état matériel actuel, n’offrent pas cet aspect boueux et sanglant qu’évoque Jünger."


Avec le sourire, et en respectant par ailleurs aussi bien la prudence du préfacier que la vie active de Jünger, on en conclura que ce n’est pas parce qu’une existence authentifie, selon le terme de D. Venner, une oeuvre, que celle-ci est dépourvue d’exagération épique… Et on rappellera, non tant vis-à-vis de Jünger lui-même que de certains de ses admirateurs, les phrases de Kafka sur l’action et le rapport au monde, citées ici même vendredi dernier.