dimanche 11 août 2019

"Que le monde périsse avec nous, s’il faut qu’il périsse. Le XXe siècle commençait…"

Jean Clair encore, cette fois-ci je suis sûr de n’avoir pas encore lu ce livre, qui s’annonce comme l’un de ses plus intéressants (sur le versant décliniste de son oeuvre), La Part de l’ange, 2015. On y trouve, en tout cas dans les soixante premières pages, comme un inventaire des façons dont l’Europe (dans la mesure du possible, il faut privilégier ce terme à celui d’Occident, l’Europe avait connu des siècles de splendeur avant que les États-Unis d’Amérique ne prennent leur envol et n’aillent essayer de dicter leur loi à la planète, etc.), dont l’Europe s’est attaquée à elle-même, bien avant la naissance d’Israël, les lois sur la contraception et l’avortement, l’immigration de masse, l’islamisation soft (du trafic de drogue au burkini…) et hard (des attentats aux génocides de moutons, c’est le jour !), etc., cochez les cases que vous préférez… On commence avec ces remarques d’ordre historique, auxquelles l’incendie de Notre-Dame peut conférer une valeur symbolique supplémentaire : 

"En 1914, le bombardement de la cathédrale de Reims par les troupes du Kaiser avait profondément choqué le monde. La Cathédrale du Sacre, une des merveilles de l’Occident. Quelque chose de nouveau était apparu, que personne encore n’avait osé imaginer - prendre les cloches des églises comme des mires pour l’artillerie. 

Avec la destruction de Reims, il semble que l’idée d’une histoire, d’une culture, d’un patrimoine à protéger, s’est peu à peu éloignée de nous, en même temps que nous avons compris que la technique apporterait la désolation et non le progrès. Nous ne sommes plus les héritiers de rien ni de personne, et que le monde périsse avec nous, s’il faut qu’il périsse. Le XXe siècle commençait. 


Trente ans plus tard, quand des villes entières seraient pilonnées, parfois les plus riches, les plus anciennes, d’un intérêt stratégique nul, pareille violence ne choquerait plus personne. Des V2 de Peenemünde aux bombes en tapis lâchées par les Liberators, on pouvait désormais raser en aveugle, et cette éprouvante nouvelle fut vécue comme le retour d’une fatalité. L’homme, sa stature et ses oeuvres ne se distinguaient plus à l’échelle d’une carte, et rien ne poussait donc à les épargner puisqu’on n’en voyait rien. Réduit à un point dans un viseur, l’humain se laisse effacer. 

La guerre avait opposé des armées à des armées. Elle opposerait des armées à des civils. Elle aurait pour but non plus la destruction des troupes ennemies mais l’anéantissement des peuples. Le concept de « Guerre totale » serait développé pour la première fois, avant Hitler, par Ludendorff. Le théâtre des opérations devenait la terre entière, avec villes et villages, usines et bibliothèques. Rien n’y échapperait. La guerre serait déclenchée sans déclaration préalable. Les femmes y seraient aussi visées que les hommes : il s’agirait d’anéantir un peuple et non d’abattre une nation [Ludendorff, Der totale Krieg, 1935].

Je me souviens, fin 44, un V2 s’était abattu sur Pantin, à un ou deux kilomètres au nord de l’école maternelle où nous étions gardés. Les enfants s’étaient rassemblés dans la cour et contemplaient, silencieux, l’énorme fumée noire qui semblait ne plus devoir cesser de monter. Je retrouve, notée dans le Journal de Maurice Garçon, la date de cet événement : le 5 octobre 1944. Je venais donc de faire ma première rentrée. 

La sensibilité avait si vite changé ? Au Havre, à Caen, à Rouen, à Saint-Lô, à Nantes, combien d’autres noms aurait-on pu ajouter ? Stendhal n’aurait pas reconnu la ville de Milan qu’il aimait, après qu’elle avait été détruite, plus qu’au tiers, en 1944. Et du Mont-Cassin, la plus ancienne bibliothèque d’Occident, il ne resta rien."

De la plus ancienne bibliothèque d’Occident, il ne resta rien… Je me souviens très bien d’avoir appris au lycée la bataille du Monte-Cassino, je ne me souviens pas qu’on m’ait jamais dit qu’il s’y trouvait une vénérable bibliothèque. J’aime aussi ce texte - où soit dit on passant on peut voir le rôle moteur de nos bien-aimés voisins allemands, ceux qu’il ne faut pas choquer lors de nos défilés commémoratifs, dans certaines évolutions… - pour les associations qu’il suggère ou effectue entre différents niveaux de réalité. Un V2 à Pantin, cette ville si typique d’une certaine banlieue et d’une certaine époque, ce rapprochement dit bien le caractère quelque peu surréaliste de l’irruption de la violence guerrière. - Que je connaisse bien cette ville, que mes enfants y soient nés, ajoute peut-être à mon sentiment, mais ne le crée pas. 


A bientôt !