"Ainsi dans le monde moderne tout est moderne..."
Ce cher Péguy parle de l’affaire Dreyfus et des dreyfusards dans sa polémique avec son ami Daniel Halévy, mais ses propos peuvent être appliqués à d’autres groupes… :
"J’avoue que je ne me reconnais pas du tout dans le portrait que Halévy a tracé ici même [dans les Cahiers de la quinzaine] du dreyfusiste. Je ne me sens nullement ce poil de chien battu. (…) Je ne me sens point ce poil de chien mouillé. Nous étions autrement fiers, autrement droits, autrement orgueilleux, infiniment fiers, portant haut la tête, infiniment pleins, infiniment gonflés des vertus militaires. Nous avions, nous tenions un tout autre ton, un tout autre air, un tout autre port de tête, nous portions, à bras tendus, un tout autre propos. Je ne me sens aucunement l’humeur d’un pénitent. Je hais une pénitence qui ne serait point une pénitence chrétienne, qui serait une espèce de pénitence civique et laïque, une pénitence laïcisée, sécularisée, temporalisée, désaffectée, une imitation, une contrefaçon de la pénitence. Je hais une humiliation, une humilité qui ne serait point une humilité chrétienne, l’humilité chrétienne, qui serait une espèce d’humilité civile, civique, laïque, une imitation, une contrefaçon de l’humilité. Dans le civil, dans le civique, dans le laïque, dans le profane je veux être bourré d’orgueil. Nous l’étions. Nous en avions le droit. Nous en avions le devoir."
Un autre passage sur l’Église. (Dans les deux cas je suis tombé dessus tout à fait par hasard. Mais dans Notre jeunesse n’importe quel paragraphe pris au hasard serait intéressant…)
"…ce qu’elle est devenue dans le monde moderne, subissant, elle aussi, une modernisation, presque uniquement la religion des riches et ainsi elle n’est plus socialement si je puis dire la communion des fidèles. Toute la faiblesse, et peut-être faut-il dire la faiblesse croissante de l’Église dans le monde moderne vient non pas comme on le croit de ce que la Science aurait monté contre la Religion des systèmes soi-disant invincibles, non pas de ce que la Science aurait découvert, aurait trouvé contre la Religion des arguments, des raisonnement censément victorieux, mais de ce que ce qui reste du monde chrétien socialement manque aujourd’hui profondément de charité. Ce n’est point du tout le raisonnement qui manque, c’est la charité. Tous ces raisonnements, tous ces systèmes, tous ces arguments pseudoscientifiques ne seraient rien, ne pèseraient pas lourd s’il y avait une once de charité. Tous ces airs de tête ne porteraient pas loin si la chrétienté était restée ce qu’elle était, une communion, si le christianisme était resté ce qu’il était, une religion du coeur. C’est une des raisons pour lesquelles les modernes n’entendent rien au christianisme, au vrai, au réel, à l’histoire vraie, réelle du christianisme, et à ce qu’était réellement la chrétienté. (Et combien de chrétiens y entendent encore. Combien de chrétiens, sur ce point même, sur ce point aussi, ne sont-ils pas modernes.) Ils croient, quand ils sont sincères, il y en a, ils croient que le christianisme fut toujours moderne, c’est-à-dire, exactement, qu’il fut toujours comme ils voient qu’il est dans le monde moderne, où il n’y a plus de chrétienté, au sens où il y en avait une. Ainsi dans le monde moderne tout est moderne, quoi qu’on en ait, et c’est sans doute le plus beau coup du modernisme et du monde moderne que d’avoir en beaucoup de sens, dans presque tous les sens, rendu moderne le christianisme même, l’Église et ce qu’il y avait encore de chrétienté. C’est ainsi que quand il y a une éclipse, tout le monde est à l’ombre. Tout ce qui passe dans un âge de l’humanité, par une époque, dans une période, dans une zone, tout ce qui est dans un monde, tout ce qui a été placé dans une place, dans un temps, dans un monde, tout ce qui est situé dans une certaine situation, temporelle, dans un monde, temporel, en reçoit la teinte, en porte l’ombre. On fait beaucoup de bruit d’un certain modernisme intellectuel qui n’est pas même une hérésie, qui est une sorte de pauvreté intellectuelle moderne, un résidu, une lie, un fond de cuve, un bas de cuvée, un fond de tonneau, un appauvrissement intellectuel moderne à l’usage des modernes des anciennes grandes hérésies. Cette pauvreté n’eût exercé aucun ravage, elle eût été purement risible si les voies ne lui avaient point été préparées par ce modernisme du coeur et de la charité. C’est par lui que l’Église dans le monde moderne, que dans le monde moderne la chrétienté n’est plus peuple, ce qu’elle était, qu’elle ne l’est plus aucunement ; qu’ainsi elle n’est plus socialement un peuple, un immense peuple, une race, immense ; que le christianisme n’est plus socialement la religion des profondeurs, une religion peuple, la religion de tout un peuple, temporel, éternel, une religion enracinée aux plus grandes profondeurs temporelles mêmes, la religion d’une race, de toute une race temporelle, de toute une race éternelle, mais qu’il n’est plus socialement qu’une religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société, de la nation, une misérable sorte de religion distinguée pour gens censément distingués ; par conséquent tout ce qu’il y a de plus superficiel, de plus officiel en un certain sens, de moins profond ; de plus inexistant ; tout ce qu’il y a de plus pauvrement, de plus misérablement formel ; et d’autre part et surtout tout ce qu’il y a de plus contraire à son institution ; à la sainteté, à la pauvreté, à la forme même la plus formelle de son institution. A la vertu, à la lettre et à l’esprit de son institution. De sa propre institution. Il suffit de se reporter au moindre texte des Évangiles."
Passée la joie d’avoir découvert d’où venait la formule "quand il y a une éclipse, tout le monde est à l’ombre" que J. Madiran citait souvent, osons le raccourci : le macronisme est un christianisme moderne, et François, avec ses pénitences incessantes, en est bien le Pape. Péguy utilise le terme chrétien plutôt que catholique parce qu'il tient à se référer à la chrétienté médiévale, mais on peut repartir du mot catholique, qui signifie universel : en abandonnant la charité - dont je rappelle qu’elle s’adresse d’abord au prochain, au prochain qui est là, qui est concret et ne sent pas toujours la rose - le catholicisme moderne a paradoxalement mais sûrement abdiqué sa propre universalité. A l’intérieur du monde occidental, l’Église et les riches ont fait sécession. De ce point de vue il y a continuité de moraline bien-pensante et culpabilisatrice de Mélenchon à certains Républicains en passant par Macron, avec un pape à l’unisson ; il y a continuité de cette fausse pénitence que Péguy fustige à si juste titre, il y a continuité de "ce qu’il y a de plus superficiel, de plus officiel", l’amour abstrait des lointains, qui est justement le contraire de la charité ! (Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas aider les pauvres d’Afrique ou d’ailleurs ; je parle là de priorités conceptuelles et de séparations des plans ; c'est le même esprit dans la première citation de Péguy : on peut être orgueilleux dans le monde profane tout en respectant la profonde humilité du monde spirituel.)
Tout ceci n’a rien a priori de contradictoire avec des vues plus « complotistes », à la Delassus ou Poncins. Mais on voit bien par ces propos écrits des décennies avant Vatican II qu’il y avait aussi une trajectoire spirituelle globale du christianisme moderne, que Vatican II, ce n’est pas seulement Jules Isaac ou des francs-maçons infiltrés : ce fut aussi une conséquence officielle, mais hélas pas superficielle, d’une lente imprégnation de l’Église et de la chrétienté par la modernité…
(Autre formulation d’un précédent paragraphe : préférer les pauvres des autres aux siens, ce n’est pas de la charité, c’est soit du cynisme de capitaliste, soit de la fuite dans l’abstraction et la facilité. Et préférer les pauvres des autres aux siens, c’est créer de la misère pour tout le monde.)
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