samedi 3 juin 2006

A la guerre comme à la guerre.

Dans le post-scriptum d'un texte consacré notamment à Etienne Chouard, j'ai exprimé l'idée que la guerre n'était plus ce qu'elle était, en particulier depuis l'invention de l'aviation, laquelle, c'est à dégoûter l'espèce humaine de réaliser ses rêves, a eu notamment pour conséquence, outre la destruction progressive de nombreuses formes de vie par les escadrons touristiques de la mort, l'essor de la pratique du bombardement.

Je me permets donc de me citer : "Il me semble que si la guerre a pu être quelque chose de tragique certes, mais aussi parfois de grand, cela a cessé le jour où certains des combattants (et ceux qui les commandent) n'ont plus pris les mêmes risques que leurs ennemis - donc quand une supériorité aérienne manifeste permettait de massacrer - comme par hasard, souvent des civils - sans trop de danger."

S'assurer la supériorité dans les airs c'est mettre fin à ce qui dans la guerre était la guerre, c'est la transformer en pure et simple boucherie, en massacre de masse, en exécution indifférenciée. Hiroshima reste le symbole de cette mutation de la guerre, le Kosovo ou l'Irak (à propos duquel Muray disait avec raison que l'on ne pouvait parler de guerre, puisque l'un des participants n'avait absolument aucune chance de perdre, ne risquait donc rien), en étant des illustrations par trop récentes. Les maîtres actuels du monde sont lâches, ou tout au moins ils n'ont aucune occasion ni raison de prouver leur éventuel courage, dont néanmoins ils font parade sans défaillir. Et des maîtres lâches, ou considérés comme tels, ce n'est pas une situation tenable très longtemps.

Quoi qu'il en soit, je tombe, dans le curieux ouvrage d'Elias Canetti, Masse et puissance (1960), sur quelques lignes, consacrées à la guerre "éternelle", lesquelles renforcent mon sentiment :

"Pour maintenir le moral guerrier, il faut sans cesse réaffirmer sa propre force d'une part, c'est-à-dire de combien de guerriers est constituée votre propre armée, et d'autre part l'importance qu'atteint déjà le nombre d'ennemis morts. Dès les temps les plus anciens, les rapports de guerre se distinguent par cette double statistique : tant des nôtres sont partis en guerre, tant d'ennemis sont morts. On est très enclin aux exagérations, surtout quant au nombre d'ennemis morts." (Gallimard, "Tel", p. 73)

On l'aura compris : la gêne, pour employer un euphémisme, éprouvée par les Américains à l'idée de quantifier les morts dont ils sont la cause, notamment durant les deux agressions contre l'Irak, confirme a contrario mon intuition comme les propos de Canetti, comme du reste le fait qu'ils ont conscience, malgré leur forfanterie, de n'être pas en guerre : ils savent très bien que communiquer ce genre d'informations (pour autant d'ailleurs qu'ils aient vraiment pris la peine de les chercher, car quel bénéfice réel y trouveraient-ils ?) leur ferait plus de mal que de bien. Et d'ailleurs, il était peut-être drôle, devant sa télévision, de se moquer du ministre de l'information de l'Irak, mais profondément, vue la vitesse à laquelle ils ont lâché le morceau, les Irakiens savaient très bien à quoi s'en tenir sur leurs chances, ils avaient parfaitement compris qu'il n'était pas très héroïque de s'offrir en pâture à un massacre programmé. Depuis que le conflit se joue sur un autre terrain, et qu'il a retrouvé les aspects d'une vraie guerre, on voit bien que les Irakiens valent mieux - et font moins rire - que leur fonctionnaire galonné.

L'Histoire est rusée certes : Iraniens et Irakiens se sont entre-tués pendant des années, en partie pour le plaisir des grandes puissances occidentales, trop heureuses de les voir se neutraliser réciproquement - et de gagner de l'argent dans le même temps en leur vendant les armes pour ce faire -, et voilà que la résistance irakienne, permet - ou aura permis pendant quelques mois, mais je ne suis pas Adler Nostradamus - de protéger les Iraniens d'une invasion sans doute autrement plus meurtrière. Ach, qui vivra verra !


- Je n'ignore pas que des guerres traditionnelles se perpétuent dans d'autres régions du monde, ni que des massacres en sont parfois la conséquence ou l'accompagnement, et j'ignore encore moins qu'il s'est produit il y a dix ans au Rwanda une rencontre dont l'espèce humaine aurait pu se passer entre massacre à l'ancienne et génocide moderne - où là d'ailleurs, il me semble bien que la propagande décrite par Canetti a fonctionné, comme les machettes, à tour de bras. On ne plaide ici pour rien, notamment pas pour "le rétablissement de la guerre". On décrit et on confronte des logiques. Les modifier n'est pas de notre fait. Agnus Dei qui tollis peccata mundi...

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