Zappy Max M. Jourdain du holisme ?
"Parmi toutes les grandes oeuvres de la sociologie du XXe siècle, celle de Max Weber brille d'un état singulier ; alors que la valeur du Traité de Pareto reste contestée et que les travaux de Durkheim semblent trop souvent marqués par le contexte politique et épistémologique de son temps, les analyses de Max Weber n'ont pas cessé d'informer la pensée contemporaine."
- mon 11 septembre dans ta gueule ! Voilà quelqu'un de bien sûr de lui, que les faits se sont chargés de démentir.
Ces lignes, signées Philippe Raynaud, datent de 1987, elles sont les premières du premier chapitre de Max Weber et les dilemmes de la raison moderne (PUF, réédition "Quadrige" 1996, p. 13), classique ouvrage de vulgarisation consacré à un sociologue que je n'ai presque jamais lu, mais auquel je commence à m'intéresser, dans l'espoir de comprendre plus précisément encore pourquoi tous les héritiers plus ou moins lointains de Benjamin Constant me débectent et me semblent dangereux. - Pauvre Constant d'ailleurs, je lui en fais porter beaucoup - disons de ma hargne qu'elle s'exerce sur lui en tant que symbole. Passons. Deux sujets (liés) me poussent à m'intéresser à Weber : la dichotomie jugements de fait - jugement de valeur, dont j'ai lu sous la plume de Hilary Putnam qu'elle venait de lui, ce dont je ne suis pas sûr, et le thème du "désenchantement du monde", que j'aimerais creuser avec les outils conceptuels appropriés. Je vous raconte cela qui n'est pas mon sujet du jour, au cas où vous auriez des lumières sur ces questions complexes, et l'envie de me les communiquer.
Mon sujet du jour, c'est un bond que j'ai fait - je bondis souvent, certes - à la lecture des pp. 96-98 du même livre. La section est consacrée à l'individualisme méthodologique. P. Reynaud présente d'abord les grandes lignes de ce principe complexe, puis enchaîne :
"On pourrait tout d'abord objecter à Weber, dans la perspective qui domine la sociologie française (d'Auguste Comte à Emile Durkheim et, plus récemment, à Louis Dumont), que l'"individualisme méthodologique" méconnaît l'exigence première de la sociologie qui est d'admettre que son objet (la "société") préexiste aux individus. La difficulté essentielle du point de vue de l'"individualisme méthodologique" serait donc qu'il doit reconnaître un statut à des structures collectives (Etat, famille, Nation, etc.) qui, du point de vue même de l'individu agissant, n'apparaissent pas comme des résultats de leur activité, mais comme des références nécessaires qui s'imposent à la totalité des individus.
De là provient, dans une certaine tradition sociologique, une méthode qui, à l'opposé exact de l'"individualisme" wébérien, privilégie la totalité et tend à réduire l'activité des individus, et la signification que les hommes ont donnée à leurs actions et à leurs croyances, à de simples conditions fonctionnelles de la vie sociales.
Weber n'ignore pas ces objections : "la sociologie", écrit-il, "ne peut pas, même pour ses propres fins, ignorer les formes de pensée collective" ; elle doit donc faire une place aux représentations "holistes", pour des raisons qui tiennent à la fois à la structure du langage ordinaire, au fait que les hommes orientent leur activité en fonction des structures "collectives" (qui ont de ce fait une importance considérable) et à la puissance heuristique apparente des modèles organicistes ou fonctionnalistes d'interprétation de la société."
Viendront ensuite les réponses à ces objections, mais il faut d'abord décoder ce passage, lequel contient de multiples inexactitudes.
La première phrase est tout à fait juste, la seconde ne l'est pas du tout. P. Reynaud passe de la "société" en tant qu'elle préexiste aux individus, aux "structures collectives" en tant qu'elles s'imposent à eux, ce qui n'est pas la même chose. Qui plus est, il mélange dans ces structures des institutions juridiques : Etat, Nation, et une institution au sens large : la famille, que l'on retrouve dans toutes les sociétés. L'idée directrice de la sociologie durkheimienne est ainsi progressivement affadie et dénaturée. Durkheim met très fortement l'accent sur le fait que la société est toujours-déjà-là pour l'individu : par le langage, par l'éducation, par le poids des mœurs et des conventions - et aussi, naturellement, par tout ce qui est juridique, lois, police, sanctions. En assimilant la préexistence de la société au poids des institutions, Reynaud réintroduit le point de vue des individus opposés (dans le sens le plus neutre, topologique) aux institutions, ne respecte pas l'idée durkheimienne (que l'on est libre de critiquer par ailleurs) de la société comme présente dans les individus - à des degrés d'ailleurs divers.
Le deuxième paragraphe. Cette fois-ci le glissement se fait entre "privilégie la totalité" et "tend à réduire l'activité des individus, et la signification que les hommes ont donnée à leurs actions et à leurs croyances, à de simples conditions fonctionnelles de la vie sociales." Il n'y a aucun lien strict de cause à conséquence entre ces deux attitudes. P. Reynaud le dira d'ailleurs plus tard, nous allons le voir - mais sous le patronage de Weber et non celui de Durkheim.
Le troisième paragraphe répète, en gros, l'opération du premier - les structures "collectives" (je passe sur l'usage irrégulier et tendancieux des guillemets) n'auraient d'importance que parce que les individus leur en donnent. On remarquera que Weber, lui, parle de "formes de pensée", ce qui le rapproche déjà plus des thématiques de Durkheim.
Dans ces conditions, on s'attendrait à ce que les réponses de Weber soient sans grand intérêt, puisqu'il est ainsi mis en position par son commentateur d'abattre une adversité déjà diminuée par les soins d'icelui. Eh bien, ce n'est pas du tout ce qui va se passer. Reprenons où nous nous étions arrêtés - cette fois-ci j'interromprai de temps en temps P. Reynaud :
"Cependant, les structures collectives [tiens, plus de guillemets...] et les concepts qui les désignent ne constituent, pour la sociologie compréhensive, que le point de départ de la recherche. Affirmer l'unité fonctionnelle des phénomènes sociaux, c'est donc construire un modèle provisoire qui peut orienter la recherche, mais qui ne permet pas de comprendre pourquoi les acteurs remplissent - ou ne remplissent pas - la fonction qui est la leur ;
- c'est effectivement ce qu'il y a de plus délicat dans la sociologie de Durkheim, et cela a pas mal tourmenté son héritier Mauss. Ainsi, d'où peut venir la nouveauté dans une société, si celle-ci tient ses membres en laisse ? Et si on se contente de dire qu'elle les tient plus ou moins rigoureusement, et que donc certains individus se retrouvent libres d'innover, ne dissout-on pas le modèle explicatif que l'on a mis en place ?
Il reste néanmoins capital de tenir ferme sur la ligne de départ - un modèle en serait l'Homo Hierarchicus de Louis Dumont (Gallimard, 1966).
la transposition du modèle "biologique" des fonctions de l'organisme dans la sociologie et son absolutisation aboutissent en revanche à une tautologie qui présuppose ce qui doit être expliqué : les manières différentes dont les hommes se conduisent en fonction des conditions préexistantes.
- ceci doit être nuancé. Il est vrai tout d'abord que Durkheim use et abuse des métaphores empruntées à la biologie. D'une part cela ne donne pas ses meilleures pages, d'autre part et surtout ces métaphores deviennent parfois de véritables explications, et ceci bien sûr pose problème. Il me semble néanmoins que l'essentiel de ces théories se passe très bien de ces emprunts à la biologie et que l'"absolutisation" évoquée par P. Reynaud est plus un parasite ponctuel qu'un grand danger théorique. En ce qui concerne les différents comportements des hommes, il faut au moins reconnaître que Durkheim et son école ne considèrent pas que "la société", mais toutes formes de collectivités, plus ou moins juridiques, auxquelles tout un chacun se trouve appartenir. Cela fournit déjà un grand nombre de facteurs explicatifs. On peut affiner l'analyse, mais après ce gros travail préalable.
Les modèles "holistes" ou fonctionnalistes ont donc un usage légitime pour aider à la sélection et à la formulation des questions scientifiques, mais le véritable intérêt du travail scientifique se situe au-delà :
- suit une intéressante citation de Weber, qui n'est toutefois pas indispensable à notre raisonnement. Reynaud l'analyse ainsi :
Dans cette argumentation, les "structures collectives" apparaissent donc à la fois comme ce qu'il s'agit de réduire à l'activité individuelle et comme le présupposé toujours déjà présent de l'action individuelle-même.
- vous l'aurez remarqué : la fin est typiquement durkheimienne. Sur le début, patience.
On rencontre évidemment, de ce fait, une objection classique contre toutes les formes d'individualisme : alors que le problème serait de construire à partir de l'individu le collectif ou l'intersubjectif, ce dernier n'est-il pas en fait présupposé au départ ?
- cette fois-ci, l'objection est formulée en toute rigueur.
L'objection peut être surmontée, à condition de replacer la sociologie de Max Weber dans le contexte criticiste de son épistémologie. Le problème n'est pas ici d'opérer une déduction de la société en général à partir de l'individualité mais simplement de donner à la science pour tâche infinie (par définition jamais inachevée) l'explicitation de l'activité objectivée dans les structures collectives. La réduction de ces dernières à l'activité individuelle n'exprime donc pas la structure intime de la réalité
- se rend-il compte du poids de cet aveu ?
mais constitue simplement l'horizon d'attente du savant : rien ne garantit d'avance qu'elle sera accomplie."
(J'abandonne les italiques). Reformulées ainsi, les thèses wébériennes ne semblent pas si éloignées du projet de Durkheim que P. Reynaud (et d'autres avant lui) veulent bien le dire. On pourrait même les y intégrer, en jugeant simplement - c'est une intuition que peut-être l'expérience démentira complètement - que Weber est trop rapide à vouloir dépasser le stade collectif dans lequel Durkheim se maintient. Car celui-ci n'a à ma connaissance jamais prétendu qu'expliquer les comportements individuels n'était d'aucun intérêt en sociologie ; il a maintenu que pour les expliquer il fallait passer par les comportements collectifs, et que ceux-ci n'étaient eux-mêmes explicables que par d'autres comportements collectifs. En tout cas, dans le passage de Weber que je n'ai pas retranscrit, on trouve une conscience acérée des risques encourus par l'individualisme méthodologique : "Cet acquis supplémentaire [ - la "compréhension du comportement des individus singuliers" - qui n'est pas un acquis, Weber va le dire tout de suite] est cependant payé chèrement, car il est obtenu au prix du caractère essentiellement hypothétique et fragmentaire des résultats auxquels on parvient par l'interprétation." Et mon intuition donc, est que la conscience de ces risques n'aurait pas été contrebalancée par la conscience de la difficulté à passer du niveau collectif au niveau individuel.
Quoi qu'il en soit, j'en étais là de ces réflexions lorsque je tombe, pp. 143-144, sur le passage suivant :
"Si l'on considère que la logique des représentations relève d'une herméneutique des significations sédimentées au cours de l'Histoire, on est sans doute conduit à nuancer les principes "individualistes" de la méthodologie de Max Weber, pour retrouver l'inspiration qui avait conduit Dilthey à redécouvrir l'intérêt de la catégorie hégélienne de l'"Esprit objectif". Dans la compréhension de la logique de l'évolution des idées, en effet, le problème n'est pas tant de remonter aux activités individuelles objectivées dans les représentations collectives que de traiter celles-ci comme significatives en elles-mêmes, en y voyant les conditions toujours déjà présupposées pour la constitution de l'individualité. La dissociation, déjà opérée par Dilthey, entre les deux plans que l'hégélianisme confondait (celui des significations et celui de la causalité), conduirait ainsi à dépasser le conflit parfois stérile entre méthodologie individualiste et sociologie "holiste" : privilégiée dans l'analyse des activités techniques ou stratégiques, la méthodologie individualiste passe au second plan dans la reconstitution de la logique des représentations."
A quoi ça sert qu'Emile se décarcasse ? (Ne pinaillons pas sur la dernière phrase.) Il existe un livre collectif intitulé Durkheim, Weber, vers la fin des malentendus. Ce peut être une direction de recherche intéressante, effectivement.
Quel est l'enjeu de tout cela ? Je ne vais pas jouer les Zorro pro-Durkheim (ou pro-Muray, ou pro-Chateaubriand, etc.) chaque fois que ses thèses me sembleront déformées, a fortiori dans des ouvrages dont il n'est pas le sujet principal. Mais il serait tout de même intéressant de comprendre pourquoi sa pensée est aussi souvent dénaturée - c'est loin d'être la première fois que je le constate, y compris en en parlant autour de moi depuis que je l'ai redécouvert.
Dans le cas présent, et sans très bien connaître Philippe Reynaud, dont l'intention donc ne me semble pas bassement polémique, et dont le livre est plein d'enseignements, je crois que comme beaucoup d'autres il a cru la question religieuse (comme on parlait de la question sociale) résolue. Le contexte n'a peut-être pas tant changé que l'on veut bien le croire depuis, il ne permet tout de même plus d'ignorer que cette question n'est en rien résolue - à supposer qu'elle puisse l'être un jour, ce que j'ignore complètement et ne vivrai très probablement pas assez longtemps pour savoir. Il se peut d'ailleurs, mais de nouveau je serai prudent, que Weber ne soit pas pour rien dans ce type de... croyances en la fin de la religion, en la rationalisation du monde, en son désenchantement. Mais, ainsi que je l'ai dit en introduction, sur tous ces thèmes, je n'en suis qu'au début. Et encore faudrait-il que les thèses de Weber à ce sujet aient toujours été correctement interprétées. Après tout, un lieu commun à propos de Durkheim - qui certes fut dreyfusard et laïcard - le peint comme positiviste anti-religieux.
Bref, nos libéraux (ou nos matérialistes, si l'on veut) sont bien dépourvus depuis que le 11 septembre est venu. Admettons qu'ils ne sont pas tout à fait les seuls. De là à les suivre pour qu'ils nous sortent de là où ils nous ont eux-mêmes mis, il y a plus qu'un pas.
Les vrais intérêts sont ailleurs...
P.S. : J'oubliais ! Dans Le monde morcelé (Seuil, 1990), C. Castoriadis analyse le livre de Reynaud et en profite pour se situer par rapport à Weber. Sa perspective est à certains égards très différente de celle utilisée ici, mais il insiste de même sur la préexistence des institutions (au sens large) par rapport aux individus. Le texte, clair et dynamique, s'intitule "Individu, société, rationalité, histoire" - pp. 39-69.
- mon 11 septembre dans ta gueule ! Voilà quelqu'un de bien sûr de lui, que les faits se sont chargés de démentir.
Ces lignes, signées Philippe Raynaud, datent de 1987, elles sont les premières du premier chapitre de Max Weber et les dilemmes de la raison moderne (PUF, réédition "Quadrige" 1996, p. 13), classique ouvrage de vulgarisation consacré à un sociologue que je n'ai presque jamais lu, mais auquel je commence à m'intéresser, dans l'espoir de comprendre plus précisément encore pourquoi tous les héritiers plus ou moins lointains de Benjamin Constant me débectent et me semblent dangereux. - Pauvre Constant d'ailleurs, je lui en fais porter beaucoup - disons de ma hargne qu'elle s'exerce sur lui en tant que symbole. Passons. Deux sujets (liés) me poussent à m'intéresser à Weber : la dichotomie jugements de fait - jugement de valeur, dont j'ai lu sous la plume de Hilary Putnam qu'elle venait de lui, ce dont je ne suis pas sûr, et le thème du "désenchantement du monde", que j'aimerais creuser avec les outils conceptuels appropriés. Je vous raconte cela qui n'est pas mon sujet du jour, au cas où vous auriez des lumières sur ces questions complexes, et l'envie de me les communiquer.
Mon sujet du jour, c'est un bond que j'ai fait - je bondis souvent, certes - à la lecture des pp. 96-98 du même livre. La section est consacrée à l'individualisme méthodologique. P. Reynaud présente d'abord les grandes lignes de ce principe complexe, puis enchaîne :
"On pourrait tout d'abord objecter à Weber, dans la perspective qui domine la sociologie française (d'Auguste Comte à Emile Durkheim et, plus récemment, à Louis Dumont), que l'"individualisme méthodologique" méconnaît l'exigence première de la sociologie qui est d'admettre que son objet (la "société") préexiste aux individus. La difficulté essentielle du point de vue de l'"individualisme méthodologique" serait donc qu'il doit reconnaître un statut à des structures collectives (Etat, famille, Nation, etc.) qui, du point de vue même de l'individu agissant, n'apparaissent pas comme des résultats de leur activité, mais comme des références nécessaires qui s'imposent à la totalité des individus.
De là provient, dans une certaine tradition sociologique, une méthode qui, à l'opposé exact de l'"individualisme" wébérien, privilégie la totalité et tend à réduire l'activité des individus, et la signification que les hommes ont donnée à leurs actions et à leurs croyances, à de simples conditions fonctionnelles de la vie sociales.
Weber n'ignore pas ces objections : "la sociologie", écrit-il, "ne peut pas, même pour ses propres fins, ignorer les formes de pensée collective" ; elle doit donc faire une place aux représentations "holistes", pour des raisons qui tiennent à la fois à la structure du langage ordinaire, au fait que les hommes orientent leur activité en fonction des structures "collectives" (qui ont de ce fait une importance considérable) et à la puissance heuristique apparente des modèles organicistes ou fonctionnalistes d'interprétation de la société."
Viendront ensuite les réponses à ces objections, mais il faut d'abord décoder ce passage, lequel contient de multiples inexactitudes.
La première phrase est tout à fait juste, la seconde ne l'est pas du tout. P. Reynaud passe de la "société" en tant qu'elle préexiste aux individus, aux "structures collectives" en tant qu'elles s'imposent à eux, ce qui n'est pas la même chose. Qui plus est, il mélange dans ces structures des institutions juridiques : Etat, Nation, et une institution au sens large : la famille, que l'on retrouve dans toutes les sociétés. L'idée directrice de la sociologie durkheimienne est ainsi progressivement affadie et dénaturée. Durkheim met très fortement l'accent sur le fait que la société est toujours-déjà-là pour l'individu : par le langage, par l'éducation, par le poids des mœurs et des conventions - et aussi, naturellement, par tout ce qui est juridique, lois, police, sanctions. En assimilant la préexistence de la société au poids des institutions, Reynaud réintroduit le point de vue des individus opposés (dans le sens le plus neutre, topologique) aux institutions, ne respecte pas l'idée durkheimienne (que l'on est libre de critiquer par ailleurs) de la société comme présente dans les individus - à des degrés d'ailleurs divers.
Le deuxième paragraphe. Cette fois-ci le glissement se fait entre "privilégie la totalité" et "tend à réduire l'activité des individus, et la signification que les hommes ont donnée à leurs actions et à leurs croyances, à de simples conditions fonctionnelles de la vie sociales." Il n'y a aucun lien strict de cause à conséquence entre ces deux attitudes. P. Reynaud le dira d'ailleurs plus tard, nous allons le voir - mais sous le patronage de Weber et non celui de Durkheim.
Le troisième paragraphe répète, en gros, l'opération du premier - les structures "collectives" (je passe sur l'usage irrégulier et tendancieux des guillemets) n'auraient d'importance que parce que les individus leur en donnent. On remarquera que Weber, lui, parle de "formes de pensée", ce qui le rapproche déjà plus des thématiques de Durkheim.
Dans ces conditions, on s'attendrait à ce que les réponses de Weber soient sans grand intérêt, puisqu'il est ainsi mis en position par son commentateur d'abattre une adversité déjà diminuée par les soins d'icelui. Eh bien, ce n'est pas du tout ce qui va se passer. Reprenons où nous nous étions arrêtés - cette fois-ci j'interromprai de temps en temps P. Reynaud :
"Cependant, les structures collectives [tiens, plus de guillemets...] et les concepts qui les désignent ne constituent, pour la sociologie compréhensive, que le point de départ de la recherche. Affirmer l'unité fonctionnelle des phénomènes sociaux, c'est donc construire un modèle provisoire qui peut orienter la recherche, mais qui ne permet pas de comprendre pourquoi les acteurs remplissent - ou ne remplissent pas - la fonction qui est la leur ;
- c'est effectivement ce qu'il y a de plus délicat dans la sociologie de Durkheim, et cela a pas mal tourmenté son héritier Mauss. Ainsi, d'où peut venir la nouveauté dans une société, si celle-ci tient ses membres en laisse ? Et si on se contente de dire qu'elle les tient plus ou moins rigoureusement, et que donc certains individus se retrouvent libres d'innover, ne dissout-on pas le modèle explicatif que l'on a mis en place ?
Il reste néanmoins capital de tenir ferme sur la ligne de départ - un modèle en serait l'Homo Hierarchicus de Louis Dumont (Gallimard, 1966).
la transposition du modèle "biologique" des fonctions de l'organisme dans la sociologie et son absolutisation aboutissent en revanche à une tautologie qui présuppose ce qui doit être expliqué : les manières différentes dont les hommes se conduisent en fonction des conditions préexistantes.
- ceci doit être nuancé. Il est vrai tout d'abord que Durkheim use et abuse des métaphores empruntées à la biologie. D'une part cela ne donne pas ses meilleures pages, d'autre part et surtout ces métaphores deviennent parfois de véritables explications, et ceci bien sûr pose problème. Il me semble néanmoins que l'essentiel de ces théories se passe très bien de ces emprunts à la biologie et que l'"absolutisation" évoquée par P. Reynaud est plus un parasite ponctuel qu'un grand danger théorique. En ce qui concerne les différents comportements des hommes, il faut au moins reconnaître que Durkheim et son école ne considèrent pas que "la société", mais toutes formes de collectivités, plus ou moins juridiques, auxquelles tout un chacun se trouve appartenir. Cela fournit déjà un grand nombre de facteurs explicatifs. On peut affiner l'analyse, mais après ce gros travail préalable.
Les modèles "holistes" ou fonctionnalistes ont donc un usage légitime pour aider à la sélection et à la formulation des questions scientifiques, mais le véritable intérêt du travail scientifique se situe au-delà :
- suit une intéressante citation de Weber, qui n'est toutefois pas indispensable à notre raisonnement. Reynaud l'analyse ainsi :
Dans cette argumentation, les "structures collectives" apparaissent donc à la fois comme ce qu'il s'agit de réduire à l'activité individuelle et comme le présupposé toujours déjà présent de l'action individuelle-même.
- vous l'aurez remarqué : la fin est typiquement durkheimienne. Sur le début, patience.
On rencontre évidemment, de ce fait, une objection classique contre toutes les formes d'individualisme : alors que le problème serait de construire à partir de l'individu le collectif ou l'intersubjectif, ce dernier n'est-il pas en fait présupposé au départ ?
- cette fois-ci, l'objection est formulée en toute rigueur.
L'objection peut être surmontée, à condition de replacer la sociologie de Max Weber dans le contexte criticiste de son épistémologie. Le problème n'est pas ici d'opérer une déduction de la société en général à partir de l'individualité mais simplement de donner à la science pour tâche infinie (par définition jamais inachevée) l'explicitation de l'activité objectivée dans les structures collectives. La réduction de ces dernières à l'activité individuelle n'exprime donc pas la structure intime de la réalité
- se rend-il compte du poids de cet aveu ?
mais constitue simplement l'horizon d'attente du savant : rien ne garantit d'avance qu'elle sera accomplie."
(J'abandonne les italiques). Reformulées ainsi, les thèses wébériennes ne semblent pas si éloignées du projet de Durkheim que P. Reynaud (et d'autres avant lui) veulent bien le dire. On pourrait même les y intégrer, en jugeant simplement - c'est une intuition que peut-être l'expérience démentira complètement - que Weber est trop rapide à vouloir dépasser le stade collectif dans lequel Durkheim se maintient. Car celui-ci n'a à ma connaissance jamais prétendu qu'expliquer les comportements individuels n'était d'aucun intérêt en sociologie ; il a maintenu que pour les expliquer il fallait passer par les comportements collectifs, et que ceux-ci n'étaient eux-mêmes explicables que par d'autres comportements collectifs. En tout cas, dans le passage de Weber que je n'ai pas retranscrit, on trouve une conscience acérée des risques encourus par l'individualisme méthodologique : "Cet acquis supplémentaire [ - la "compréhension du comportement des individus singuliers" - qui n'est pas un acquis, Weber va le dire tout de suite] est cependant payé chèrement, car il est obtenu au prix du caractère essentiellement hypothétique et fragmentaire des résultats auxquels on parvient par l'interprétation." Et mon intuition donc, est que la conscience de ces risques n'aurait pas été contrebalancée par la conscience de la difficulté à passer du niveau collectif au niveau individuel.
Quoi qu'il en soit, j'en étais là de ces réflexions lorsque je tombe, pp. 143-144, sur le passage suivant :
"Si l'on considère que la logique des représentations relève d'une herméneutique des significations sédimentées au cours de l'Histoire, on est sans doute conduit à nuancer les principes "individualistes" de la méthodologie de Max Weber, pour retrouver l'inspiration qui avait conduit Dilthey à redécouvrir l'intérêt de la catégorie hégélienne de l'"Esprit objectif". Dans la compréhension de la logique de l'évolution des idées, en effet, le problème n'est pas tant de remonter aux activités individuelles objectivées dans les représentations collectives que de traiter celles-ci comme significatives en elles-mêmes, en y voyant les conditions toujours déjà présupposées pour la constitution de l'individualité. La dissociation, déjà opérée par Dilthey, entre les deux plans que l'hégélianisme confondait (celui des significations et celui de la causalité), conduirait ainsi à dépasser le conflit parfois stérile entre méthodologie individualiste et sociologie "holiste" : privilégiée dans l'analyse des activités techniques ou stratégiques, la méthodologie individualiste passe au second plan dans la reconstitution de la logique des représentations."
A quoi ça sert qu'Emile se décarcasse ? (Ne pinaillons pas sur la dernière phrase.) Il existe un livre collectif intitulé Durkheim, Weber, vers la fin des malentendus. Ce peut être une direction de recherche intéressante, effectivement.
Quel est l'enjeu de tout cela ? Je ne vais pas jouer les Zorro pro-Durkheim (ou pro-Muray, ou pro-Chateaubriand, etc.) chaque fois que ses thèses me sembleront déformées, a fortiori dans des ouvrages dont il n'est pas le sujet principal. Mais il serait tout de même intéressant de comprendre pourquoi sa pensée est aussi souvent dénaturée - c'est loin d'être la première fois que je le constate, y compris en en parlant autour de moi depuis que je l'ai redécouvert.
Dans le cas présent, et sans très bien connaître Philippe Reynaud, dont l'intention donc ne me semble pas bassement polémique, et dont le livre est plein d'enseignements, je crois que comme beaucoup d'autres il a cru la question religieuse (comme on parlait de la question sociale) résolue. Le contexte n'a peut-être pas tant changé que l'on veut bien le croire depuis, il ne permet tout de même plus d'ignorer que cette question n'est en rien résolue - à supposer qu'elle puisse l'être un jour, ce que j'ignore complètement et ne vivrai très probablement pas assez longtemps pour savoir. Il se peut d'ailleurs, mais de nouveau je serai prudent, que Weber ne soit pas pour rien dans ce type de... croyances en la fin de la religion, en la rationalisation du monde, en son désenchantement. Mais, ainsi que je l'ai dit en introduction, sur tous ces thèmes, je n'en suis qu'au début. Et encore faudrait-il que les thèses de Weber à ce sujet aient toujours été correctement interprétées. Après tout, un lieu commun à propos de Durkheim - qui certes fut dreyfusard et laïcard - le peint comme positiviste anti-religieux.
Bref, nos libéraux (ou nos matérialistes, si l'on veut) sont bien dépourvus depuis que le 11 septembre est venu. Admettons qu'ils ne sont pas tout à fait les seuls. De là à les suivre pour qu'ils nous sortent de là où ils nous ont eux-mêmes mis, il y a plus qu'un pas.
Les vrais intérêts sont ailleurs...
P.S. : J'oubliais ! Dans Le monde morcelé (Seuil, 1990), C. Castoriadis analyse le livre de Reynaud et en profite pour se situer par rapport à Weber. Sa perspective est à certains égards très différente de celle utilisée ici, mais il insiste de même sur la préexistence des institutions (au sens large) par rapport aux individus. Le texte, clair et dynamique, s'intitule "Individu, société, rationalité, histoire" - pp. 39-69.
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