Fragments sur le holisme (II) : Eclaircissements sur Dumont.
Fragments I.
Je n'avais pas planifié cette note, je n'ai pas l'intention de constituer uniquement ces "fragments" de citations de Vincent Descombes, mais je tombe sur ce passage qui me semble répondre clairement à certaines interrogations suscitées par la note précédente et dissiper utilement des ambiguïtés dont il serait souhaitable d'être débarrassés pour pouvoir continuer nos raisonnements :
"Deux questions ont été plusieurs fois posées à propos de la place du holisme dans la pensée de Dumont. Selon sa définition du terme, une société est holiste si elle attache la valeur à l'existence du tout social plutôt que de l'individu (en développant une idéologie du bien commun et de la justice sociale plutôt que des droits de l'homme). Par extension, une sociologie est holiste si elle refuse de réduire le lien social à une association d'ordre contractuel entre des individus par eux-mêmes indépendants les uns des autres, mais part de la société globale pour comprendre les phénomènes sociaux particuliers. D'où les interrogations suivantes. Tout d'abord, Dumont lui-même nous explique que la société holiste est celle d'avant la révolution moderne des valeurs, tandis que nos sociétés modernes sont individualistes. Comment peut-il soutenir qu'il n'est de bonne sociologie que holiste ? N'est-ce pas renoncer à l'esprit moderne (qui est aussi celui de la science) ? N'est-ce pas substituer à l'idée d'une science sociale celle d'un retour à la philosophie de la société "fermée" [allusion à K. Popper, par ailleurs individualiste méthodologique notoire], à la République de Platon ? Ensuite, Dumont plaide pour que nous reconnaissions la rationalité du concept de hiérarchie. Mais n'a-t-il pas expliqué lui-même qu'un citoyen du monde moderne fondait sa conscience de soi sur le rejet de toute hiérarchie ?
Ces questions reviennent à se demander si Dumont ne propose pas une synthèse entre l'individualisme et le holisme. En nous invitant à développer une discipline holiste dans un monde qui a cessé de se représenter la valeur comme attachée au tout, il paraît croire à la possibilité de combiner les deux. Or, il a lui-même souligné maintes fois que les deux idéologies étaient incompatibles. Il a également expliqué que la combinaison des deux donnait la formule du totalitarisme [formulation un peu abrupte : pour plus de détails, cf. ici]. S'il en est ainsi, que peut-on attendre d'un retour à des conceptions holistes dans quelque ordre que ce soit ?
Le principe de la réponse est qu'il ne s'agit pas d'un retour à des principes holistes (comme s'ils avaient véritablement disparu), mais plutôt d'un retour à une conscience plus lucide de la part de principes holistes dans toute vie humaine en tant qu'elle reste une vie sociale.
Il convient tout d'abord de distinguer entre les idéologies [1] et la réalité. Entre une idéologie holiste et une idéologie individualiste, l'incompatibilité est totale. Toute tentative de synthèse doit donc être récusée sur le plan des idées. Maintenant, les choses se présentent autrement si nous considérons les réalités et les pratiques. En effet, aucune société ne peut fonctionner selon les seuls principes individualistes, pas même la société moderne. Le sociologue constate donc que ces principes ne sont pas appliqués intégralement et qu'ils ne pourraient pas l'être. Comme l'écrit Dumont, nous devons nous demander quelle a été la portée réelle de l'individualisme. Il répond :
"La thèse sera non seulement que l'individualisme est incapable de remplacer complètement le holisme et de régner sur toute la société, mais que, de plus, il n'a jamais été capable de fonctionner sans que le holisme contribue à sa vie de façon inaperçue et en quelque sorte clandestine." (L'idéologie allemande, Gallimard, 1991, p. 21)
Aussi longtemps qu'on méconnaît cet écart inévitable entre la représentation que notre idéologie nous donne de nous-mêmes (nous serions indépendants) et la réalité (dans laquelle nous continuons à dépendre les uns des autres), on n'est pas bien préparé à comprendre ce que Dumont appelle les "malheurs de la démocratie", par quoi il entend principalement les guerres mondiales et les phénomènes totalitaires. Ce sont en effet des malheurs de la démocratie, des maladies du monde moderne et non pas, comme on le dit trop souvent, des résurgences incompréhensibles d'un passé archaïque."
[1]
Chez Dumont, le mot "idéologie" ne doit pas s'entendre dans un sens marxiste (les représentations propres à la classe dominante), mais dans un sens structuraliste, celui qu'on trouve aussi chez Dumézil : le système des représentations collectives d'une société globale.
V. Descombes, "Louis Dumont ou les outils de la tolérance", Esprit, juin 1999.
La suite est passionnante, mais elle nous éloignerait quelque peu de notre sujet. Une autre fois !
Je n'avais pas planifié cette note, je n'ai pas l'intention de constituer uniquement ces "fragments" de citations de Vincent Descombes, mais je tombe sur ce passage qui me semble répondre clairement à certaines interrogations suscitées par la note précédente et dissiper utilement des ambiguïtés dont il serait souhaitable d'être débarrassés pour pouvoir continuer nos raisonnements :
"Deux questions ont été plusieurs fois posées à propos de la place du holisme dans la pensée de Dumont. Selon sa définition du terme, une société est holiste si elle attache la valeur à l'existence du tout social plutôt que de l'individu (en développant une idéologie du bien commun et de la justice sociale plutôt que des droits de l'homme). Par extension, une sociologie est holiste si elle refuse de réduire le lien social à une association d'ordre contractuel entre des individus par eux-mêmes indépendants les uns des autres, mais part de la société globale pour comprendre les phénomènes sociaux particuliers. D'où les interrogations suivantes. Tout d'abord, Dumont lui-même nous explique que la société holiste est celle d'avant la révolution moderne des valeurs, tandis que nos sociétés modernes sont individualistes. Comment peut-il soutenir qu'il n'est de bonne sociologie que holiste ? N'est-ce pas renoncer à l'esprit moderne (qui est aussi celui de la science) ? N'est-ce pas substituer à l'idée d'une science sociale celle d'un retour à la philosophie de la société "fermée" [allusion à K. Popper, par ailleurs individualiste méthodologique notoire], à la République de Platon ? Ensuite, Dumont plaide pour que nous reconnaissions la rationalité du concept de hiérarchie. Mais n'a-t-il pas expliqué lui-même qu'un citoyen du monde moderne fondait sa conscience de soi sur le rejet de toute hiérarchie ?
Ces questions reviennent à se demander si Dumont ne propose pas une synthèse entre l'individualisme et le holisme. En nous invitant à développer une discipline holiste dans un monde qui a cessé de se représenter la valeur comme attachée au tout, il paraît croire à la possibilité de combiner les deux. Or, il a lui-même souligné maintes fois que les deux idéologies étaient incompatibles. Il a également expliqué que la combinaison des deux donnait la formule du totalitarisme [formulation un peu abrupte : pour plus de détails, cf. ici]. S'il en est ainsi, que peut-on attendre d'un retour à des conceptions holistes dans quelque ordre que ce soit ?
Le principe de la réponse est qu'il ne s'agit pas d'un retour à des principes holistes (comme s'ils avaient véritablement disparu), mais plutôt d'un retour à une conscience plus lucide de la part de principes holistes dans toute vie humaine en tant qu'elle reste une vie sociale.
Il convient tout d'abord de distinguer entre les idéologies [1] et la réalité. Entre une idéologie holiste et une idéologie individualiste, l'incompatibilité est totale. Toute tentative de synthèse doit donc être récusée sur le plan des idées. Maintenant, les choses se présentent autrement si nous considérons les réalités et les pratiques. En effet, aucune société ne peut fonctionner selon les seuls principes individualistes, pas même la société moderne. Le sociologue constate donc que ces principes ne sont pas appliqués intégralement et qu'ils ne pourraient pas l'être. Comme l'écrit Dumont, nous devons nous demander quelle a été la portée réelle de l'individualisme. Il répond :
"La thèse sera non seulement que l'individualisme est incapable de remplacer complètement le holisme et de régner sur toute la société, mais que, de plus, il n'a jamais été capable de fonctionner sans que le holisme contribue à sa vie de façon inaperçue et en quelque sorte clandestine." (L'idéologie allemande, Gallimard, 1991, p. 21)
Aussi longtemps qu'on méconnaît cet écart inévitable entre la représentation que notre idéologie nous donne de nous-mêmes (nous serions indépendants) et la réalité (dans laquelle nous continuons à dépendre les uns des autres), on n'est pas bien préparé à comprendre ce que Dumont appelle les "malheurs de la démocratie", par quoi il entend principalement les guerres mondiales et les phénomènes totalitaires. Ce sont en effet des malheurs de la démocratie, des maladies du monde moderne et non pas, comme on le dit trop souvent, des résurgences incompréhensibles d'un passé archaïque."
[1]
Chez Dumont, le mot "idéologie" ne doit pas s'entendre dans un sens marxiste (les représentations propres à la classe dominante), mais dans un sens structuraliste, celui qu'on trouve aussi chez Dumézil : le système des représentations collectives d'une société globale.
V. Descombes, "Louis Dumont ou les outils de la tolérance", Esprit, juin 1999.
La suite est passionnante, mais elle nous éloignerait quelque peu de notre sujet. Une autre fois !
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