Fragments sur le holisme (I) : Castoriadis I.
Fragments sur le holisme, II.
Fragments sur le holisme, III.
Fragments sur le holisme, IV.
Fragments sur le holisme, V.
"Le dieu grec est une invention, mais le grand magasin est, lui aussi, une invention. En fait, toute institution humaine est inventée sans le moindre modèle naturel. Une institution humaine n'a d'autre soutien ontologique que l'activité instituante du groupe. Le mot imaginaire fait penser à une doctrine psychologique des facultés : mais je crois qu'il faut voir dans la théorie de Castoriadis une thèse sur la nature des institutions. Il veut dire que nous ne pourrons jamais comprendre les institutions si nous persistons à concentrer notre attention sur le contraste aveuglant : un dieu grec n'existe pas, alors qu'une voiture existe. Castoriadis nous invite à prendre les choses par l'autre bout. A titre d'exercice dialectique, pour se former la tête, il est utile d'essayer l'autre hypothèse, et de se dire que la voiture est tout aussi imaginaire. Admis que le dieu grec n'existe pas : il ne s'agit pas ici de chercher de fausses portes de sortie (en lui attribuant une "existence imaginaire"). Pourtant la cité grecque a existé. Or qui a dit que le dieu pouvait exister sans la cité ? Certainement pas les poètes. L'idée [creusée notamment par Heidegger] que les dieux sont "loin de nous" est tardive, c'est une idée "impie" et "apolitique". C'était donc peut-être une erreur de poser la question de l'existence à propos d'"entités" qu'on croit pouvoir isoler. Mais laissons de côté les dieux, et considérons plutôt la voiture. Il est hâtif de dire que la voiture existe, qu'elle satisfait tous les critères d'existence d'un robuste réalisme. En réalité, ce qui existe isolément est une ferraille, laquelle est tout ce qui reste de la voiture si on prive cette dernière de l'Umwelt [environnement, milieu] qu'elle requiert. La voiture n'existe comme voiture que s'il y a autour d'elle un réseau routier, des pompes à essence, etc., mais aussi toutes les institutions humaines sans lesquelles les pompes ne seraient pas approvisionnées, ni les routes en état d'être utilisées. Or ce système institutionnel ne requiert sans doute pas comme sol nourricier une religion polythéiste, mais il suppose à tout instant le respect d'entités "fictives" telle que ma voiture (qui est plus que : ce véhicule que je viens d'"abandonner" le long du trottoir) ou ma priorité de passage au carrefour (à distinguer, par exemple, de la plus grande puissance de mon véhicule utilisé comme un bulldozer). [1].
La conclusion à tirer de cet exercice n'est pas que les dieux grecs sont "en dernière analyse", les personnifications de notions morales et juridiques, donc de simples figures de style. Le but n'est pas de réduire la religion à autre chose, par exemple au droit, mais plutôt de souligner que la question portant sur la "réalité" des dieux grecs : Y a-t-il des dieux grecs et où sont-ils ? ressemble plus à la question : Y a-t-il des lois grecques et où sont-elles ? qu'à la question : Y a-t-il des olives grecques et où sont-elles ? Derrière le temple comme derrière le grand magasin, Castoriadis trouve l'invention par l'"imagination" d'un système d'institutions. Si "idéalisme" il y a, il consiste à faire ressortir le rôle d'une puissance d'imaginer (ou d'inventer) plutôt que d'une puissance de concevoir (de représenter). Dire que les institutions reposent sur l'imaginaire veut dire qu'elles fournissent à chaque fois un ordre au sein duquel certaines activités sont pleines de sens, et que ce sens ne peut pas être rapporté aux circonstances extérieures. Pour un observateur inhumain situé sur la planète Mars et qui n'aurait pas le moyen d'anthropomorphiser son regard, le spectacle d'une foule se pressant un samedi après-midi chez Bloomingdale serait aussi peu intelligible que celui d'une foule célébrant la fête des Panathénées. Dans les deux cas, la source de toute l'activité, y compris celle des constructions matérielles à chaque fois requises, reste invisible au regard positiviste.
La première condition anthropologique d'une autonomie humaine est donc que la racine des institutions humaines soit l'imaginaire, la puissance d'invention radicale, plutôt que les besoins. A cette première condition, négative, il faut en joindre une seconde, positive. Tous les types d'humanité sont inventés. Aucun ne s'explique par le climat [Montesquieu], pas plus que par le niveau des forces productives [Marx, entre autres]. Il se trouve que parmi les types d'humanité inventés au cours de l'histoire, il est un qui tranche sur les autres par la priorité qu'il donne à l'épanouissement des capacités personnelles plutôt qu'à l'excellence dans la conformité aux archétypes fixés par le groupe en fait de vertus et de réussite. Notre culture se distingue par la place qu'elle donne à l'idéal du self-government, de l'autonomie (et du même coup, le moindre cas qu'elle fait d'autres principes de moralité, tels que l'honneur, la piété, le respect des anciens, la connaissances des Bonnes Choses en ce monde, etc.). En somme, notre culture n'exalte pas seulement, comme toute culture, sa puissance de constituer un univers habitable par les humains, mais aussi la puissance personnelle des individus. Puissance de s'y faire une place, d'y laisser sa marque : c'est l'impératif d'une réalisation de soi, d'où résulte l'aspect conquérant et "prométhéen" de l'Occident. Puissance d'y faire respecter son autonomie personnelle avec celle des autres : c'est l'exigence démocratique. Notre temps a dû finir par reconnaître que le projet "prométhéen" n'était pas forcément compatible avec le projet démocratique, contrairement à ce qu'avait cru l'humanisme progressiste issu des Lumières. Pourtant, les deux projets sont culturellement indiscernables l'un de l'autre. Du point de vue de la culture, le droit à une existence autonome ne se distingue pas aisément d'une sorte de "droit au bonheur" (dont chacun détaillera à son gré les articles : droit à la voiture, aux diplômes, à la transplantation d'organes, etc.). Il appartient au philosophe de dissocier ce que la culture confond, de faire la preuve que deux "idées" sont logiquement indépendantes l'une de l'autre même si elles sont historiquement associées. Il va de soi que la contribution du philosophe à la solution du problème politique majeur est plus critique que constructive. Je souscris pleinement à la thèse la plus constante du propos de Castoriadis : la théorie d'une paratique ne peut jamais dépasser l'intelligence des praticiens eux-mêmes. Toujours la praxis précédera la théorie. Ce n'est donc pas dans les séminaires de philosophie que les sociétés modernes résoudront leurs problèmes politiques. Il serait stupide d'en conclure que ces séminaires sont vains, ne servent à rien : ils servent à éclaircir, à discuter, sous une forme évidemment très conceptuelle, des problèmes qui ont déjà été posés par les gens qui les ont rencontrés dans leurs pratiques, ainsi que les solutions diverses, inchoatives, peut-être incompatibles entre elles, qu'ils sont déjà en train d'inventer pour y faire face."
[1]
On trouve ici une inspiration "pragmatiste" commune à Castoriadis, au Heidegger de Sein und Zeit et aux socioloques de l'Ecole de Durkheim. Plus généralement, le renversement qui nous est ici demandé peut être replacé dans la grande opposition d'une approche atomiste ("newtonienne") et d'une approche holiste ("hégélienne") des choses.
Vincent Descombes, "Un renouveau philosophique", Revue européenne des sciences sociales, n°86 (spécialement consacré à Castoriadis), 1989, pp. 73-75.
(Les soulignures et les indications en italique et entre crochets sont de moi.)
Les importants principes qui concluent le dernier paragraphe n'empêchent pas de noter que :
- il est plus aisé au philosophe de séparer logiquement des concepts qu'aux collectivités de dissocier des "droits" historiquement liés ;
- je ne suis pas si sûr que V. Descombes de ce que Castoriadis ait toujours nettement opéré cette dissociation ;
- l'évocation des racines de l'esprit "prométhéen" de l'Occident est bien rapide. D'où vient alors l'expansion (géographique et religieuse, mais aussi technique, artistique) de l'Islam en son âge d'or ? Il faudrait au moins l'expliquer.
Les deux premières notations seront à reprendre dans la suite de nos aventures dans le monde merveilleux du holisme : à suivre !
Evocations antérieures de ces questions :
- V. Descombes et la conscience que les individus ont de leurs pratiques ;
- le holisme ou rien
- Castoriadis - avec qui j'entretiens un rapport conflictuel qui sera en principe détaillé dans les semaines à venir - est notamment cité ici.
Fragments sur le holisme, III.
Fragments sur le holisme, IV.
Fragments sur le holisme, V.
"Le dieu grec est une invention, mais le grand magasin est, lui aussi, une invention. En fait, toute institution humaine est inventée sans le moindre modèle naturel. Une institution humaine n'a d'autre soutien ontologique que l'activité instituante du groupe. Le mot imaginaire fait penser à une doctrine psychologique des facultés : mais je crois qu'il faut voir dans la théorie de Castoriadis une thèse sur la nature des institutions. Il veut dire que nous ne pourrons jamais comprendre les institutions si nous persistons à concentrer notre attention sur le contraste aveuglant : un dieu grec n'existe pas, alors qu'une voiture existe. Castoriadis nous invite à prendre les choses par l'autre bout. A titre d'exercice dialectique, pour se former la tête, il est utile d'essayer l'autre hypothèse, et de se dire que la voiture est tout aussi imaginaire. Admis que le dieu grec n'existe pas : il ne s'agit pas ici de chercher de fausses portes de sortie (en lui attribuant une "existence imaginaire"). Pourtant la cité grecque a existé. Or qui a dit que le dieu pouvait exister sans la cité ? Certainement pas les poètes. L'idée [creusée notamment par Heidegger] que les dieux sont "loin de nous" est tardive, c'est une idée "impie" et "apolitique". C'était donc peut-être une erreur de poser la question de l'existence à propos d'"entités" qu'on croit pouvoir isoler. Mais laissons de côté les dieux, et considérons plutôt la voiture. Il est hâtif de dire que la voiture existe, qu'elle satisfait tous les critères d'existence d'un robuste réalisme. En réalité, ce qui existe isolément est une ferraille, laquelle est tout ce qui reste de la voiture si on prive cette dernière de l'Umwelt [environnement, milieu] qu'elle requiert. La voiture n'existe comme voiture que s'il y a autour d'elle un réseau routier, des pompes à essence, etc., mais aussi toutes les institutions humaines sans lesquelles les pompes ne seraient pas approvisionnées, ni les routes en état d'être utilisées. Or ce système institutionnel ne requiert sans doute pas comme sol nourricier une religion polythéiste, mais il suppose à tout instant le respect d'entités "fictives" telle que ma voiture (qui est plus que : ce véhicule que je viens d'"abandonner" le long du trottoir) ou ma priorité de passage au carrefour (à distinguer, par exemple, de la plus grande puissance de mon véhicule utilisé comme un bulldozer). [1].
La conclusion à tirer de cet exercice n'est pas que les dieux grecs sont "en dernière analyse", les personnifications de notions morales et juridiques, donc de simples figures de style. Le but n'est pas de réduire la religion à autre chose, par exemple au droit, mais plutôt de souligner que la question portant sur la "réalité" des dieux grecs : Y a-t-il des dieux grecs et où sont-ils ? ressemble plus à la question : Y a-t-il des lois grecques et où sont-elles ? qu'à la question : Y a-t-il des olives grecques et où sont-elles ? Derrière le temple comme derrière le grand magasin, Castoriadis trouve l'invention par l'"imagination" d'un système d'institutions. Si "idéalisme" il y a, il consiste à faire ressortir le rôle d'une puissance d'imaginer (ou d'inventer) plutôt que d'une puissance de concevoir (de représenter). Dire que les institutions reposent sur l'imaginaire veut dire qu'elles fournissent à chaque fois un ordre au sein duquel certaines activités sont pleines de sens, et que ce sens ne peut pas être rapporté aux circonstances extérieures. Pour un observateur inhumain situé sur la planète Mars et qui n'aurait pas le moyen d'anthropomorphiser son regard, le spectacle d'une foule se pressant un samedi après-midi chez Bloomingdale serait aussi peu intelligible que celui d'une foule célébrant la fête des Panathénées. Dans les deux cas, la source de toute l'activité, y compris celle des constructions matérielles à chaque fois requises, reste invisible au regard positiviste.
La première condition anthropologique d'une autonomie humaine est donc que la racine des institutions humaines soit l'imaginaire, la puissance d'invention radicale, plutôt que les besoins. A cette première condition, négative, il faut en joindre une seconde, positive. Tous les types d'humanité sont inventés. Aucun ne s'explique par le climat [Montesquieu], pas plus que par le niveau des forces productives [Marx, entre autres]. Il se trouve que parmi les types d'humanité inventés au cours de l'histoire, il est un qui tranche sur les autres par la priorité qu'il donne à l'épanouissement des capacités personnelles plutôt qu'à l'excellence dans la conformité aux archétypes fixés par le groupe en fait de vertus et de réussite. Notre culture se distingue par la place qu'elle donne à l'idéal du self-government, de l'autonomie (et du même coup, le moindre cas qu'elle fait d'autres principes de moralité, tels que l'honneur, la piété, le respect des anciens, la connaissances des Bonnes Choses en ce monde, etc.). En somme, notre culture n'exalte pas seulement, comme toute culture, sa puissance de constituer un univers habitable par les humains, mais aussi la puissance personnelle des individus. Puissance de s'y faire une place, d'y laisser sa marque : c'est l'impératif d'une réalisation de soi, d'où résulte l'aspect conquérant et "prométhéen" de l'Occident. Puissance d'y faire respecter son autonomie personnelle avec celle des autres : c'est l'exigence démocratique. Notre temps a dû finir par reconnaître que le projet "prométhéen" n'était pas forcément compatible avec le projet démocratique, contrairement à ce qu'avait cru l'humanisme progressiste issu des Lumières. Pourtant, les deux projets sont culturellement indiscernables l'un de l'autre. Du point de vue de la culture, le droit à une existence autonome ne se distingue pas aisément d'une sorte de "droit au bonheur" (dont chacun détaillera à son gré les articles : droit à la voiture, aux diplômes, à la transplantation d'organes, etc.). Il appartient au philosophe de dissocier ce que la culture confond, de faire la preuve que deux "idées" sont logiquement indépendantes l'une de l'autre même si elles sont historiquement associées. Il va de soi que la contribution du philosophe à la solution du problème politique majeur est plus critique que constructive. Je souscris pleinement à la thèse la plus constante du propos de Castoriadis : la théorie d'une paratique ne peut jamais dépasser l'intelligence des praticiens eux-mêmes. Toujours la praxis précédera la théorie. Ce n'est donc pas dans les séminaires de philosophie que les sociétés modernes résoudront leurs problèmes politiques. Il serait stupide d'en conclure que ces séminaires sont vains, ne servent à rien : ils servent à éclaircir, à discuter, sous une forme évidemment très conceptuelle, des problèmes qui ont déjà été posés par les gens qui les ont rencontrés dans leurs pratiques, ainsi que les solutions diverses, inchoatives, peut-être incompatibles entre elles, qu'ils sont déjà en train d'inventer pour y faire face."
[1]
On trouve ici une inspiration "pragmatiste" commune à Castoriadis, au Heidegger de Sein und Zeit et aux socioloques de l'Ecole de Durkheim. Plus généralement, le renversement qui nous est ici demandé peut être replacé dans la grande opposition d'une approche atomiste ("newtonienne") et d'une approche holiste ("hégélienne") des choses.
Vincent Descombes, "Un renouveau philosophique", Revue européenne des sciences sociales, n°86 (spécialement consacré à Castoriadis), 1989, pp. 73-75.
(Les soulignures et les indications en italique et entre crochets sont de moi.)
Les importants principes qui concluent le dernier paragraphe n'empêchent pas de noter que :
- il est plus aisé au philosophe de séparer logiquement des concepts qu'aux collectivités de dissocier des "droits" historiquement liés ;
- je ne suis pas si sûr que V. Descombes de ce que Castoriadis ait toujours nettement opéré cette dissociation ;
- l'évocation des racines de l'esprit "prométhéen" de l'Occident est bien rapide. D'où vient alors l'expansion (géographique et religieuse, mais aussi technique, artistique) de l'Islam en son âge d'or ? Il faudrait au moins l'expliquer.
Les deux premières notations seront à reprendre dans la suite de nos aventures dans le monde merveilleux du holisme : à suivre !
Evocations antérieures de ces questions :
- V. Descombes et la conscience que les individus ont de leurs pratiques ;
- le holisme ou rien
- Castoriadis - avec qui j'entretiens un rapport conflictuel qui sera en principe détaillé dans les semaines à venir - est notamment cité ici.
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