Les fous du roi, sans roi. (Rien de nouveau sous le soleil "subversif".)
Dans la lignée des réflexions inspirées par Proust et Vincent Descombes sur le statut de l'intellectuel en général et du pamphlétaire en particulier dans la France contemporaine, notamment rapport à ce que M.-E. Nabe a appelé "l'indicible complicité de la Subversion et de l'Inquisition", on s'en voudrait de ne pas citer ce texte :
"La vie des grands esprits repose aujourd'hui sur ces mots : "A quoi bon ?"
Les grands esprits jouissent d'une profonde vénération, laquelle se manifeste de leur cinquantième à leur centième anniversaire ou lors du jubilé d'une Ecole d'agriculture qui tient à se parer de quelques docteurs honoris causa ; mais aussi bien, chaque fois qu'il faut parler du patrimoine spirituel français.
Nous avons eu de grands hommes dans notre histoire, et nous en avons fait une institution nationale au même titre que l'armée et les prisons ; du moment qu'on les a, il faut bien y fourrer quelqu'un. Avec l'automatisme propre à ces besoins sociaux, on choisit immanquablement celui qui vient à son tour, et on lui accorde les honneurs disponibles à ce moment-là. Mais cette vénération n'est pas tout fait réelle ; il s'y cache tout au fond la conviction assez générale que plus personne aujourd'hui ne la mérite vraiment, et quand la bouche s'ouvre, il est difficile de dire si c'est par enthousiasme, ou pour bâiller.
Dire aujourd'hui d'un homme qu'il est génial, quand on ajoute à part soi qu'il n'y a plus de génies, cela fait songer au culte des morts ou à ces amours hystériques qui ne se donnent en spectacle que parce tout sentiment réel leur fait défaut.
On comprend que cette situation ne soit pas agréable pour des esprits sensibles, et qu'ils cherchent chacun à sa manière à en sortir. De désespoir, les uns deviennent riches en apprenant à exploiter le besoin persistant, non seulement de grands esprits, mais encore de barbares, de romanciers brillants, de plantureux enfants de la nature, de maîtres des générations nouvelles ;
les autres portent sur la tête une couronne royale invisible qu'aucune circonstance ne peut leur faire enlever, et affirment avec une amère modestie qu'ils ne permettront de juger de la valeur de leurs oeuvres que dans trois ou dix siècles ;
mais tous considèrent comme l'horrible tragédie du peuple français que les esprits réellement grands ne puissent jamais devenir son patrimoine vivant, parce qu'ils ont trop d'avance sur leur époque."
- L'homme sans qualités, ch. 71. J'ai bien sûr remplacé l'Allemagne par la France.
On n'aura garde d'oublier, en contrepoint, la sentence de Chateaubriand : "Aux grands hommes nous préférons désormais les grands principes" (citation faite de mémoire). La volonté de concilier hommes et principes (Robespierre, Zola, de Gaulle sont, dans la mémoire collective, autant si ce n'est plus des principes que des hommes) est d'ailleurs probablement une raison du culte des morts auquel Musil, après Bloy et avant Muray, fait allusion.
Ach, on peut aussi aimer la vie.
Libellés : Bloy, Chateaubriand, Daeninckx, Dantec, de Gaulle, Descombes, Ecclésiaste, Godard, Lévy, Littell, Muray, Musil, Nabe, Proust, Robespierre, Rolling Stones, Sollers, Soral, Stendhal, Zola
<< Home