vendredi 13 avril 2007

L'invention de Festivus par M.-E. Nabe en 1985.

"Montparnasse, ça ressemble maintenant un peu à Pigalle il y a vingt ans. La rue de Rennes, par exemple, c'est le pont de Galata ! C'est la même que Saint-Michel : racaille et magasins lumineux de fringues en soldes !

Il faut d'abord savoir éviter tous les forains qui encombrent le quartier, tous ces mendiants pas si mendiants, tous ces marchands qui, contre deux oboles, vous dispensent d'un chorus geignard au soprano faux. Il faut savoir passer entre les envolées d'oiseaux mécaniques, les pirouettes d'acrobates, les canards en bois, tous les spectacles à la bonne franquette, toute cette pantomine grotesque qui donne à Paris aujourd'hui un déprimant air de fête continuelle, l'allure sinistre de foire sympathique, de bombance piétonnière !" (Zigzags, Barrault, 1986, p. 75.)

On n'insistera pas sur la proximité avec les écrits de P. Muray des passages ici soulignés. Il reste à voir d'où vient exactement cette proximité : d'une prescience exemplaire chez M.-E. Nabe ? C'est possible. Mais quoi qu'il en soit cela n'exclut pas que cette tendance festive soit profonde, voire inhérente à la modernité. Muray lui-même la fit remonter à la Révolution, notamment au culte de l'Etre suprême et aux fêtes créées pour l'occasion. On arguera que l'on n'a pas attendu la modernité pour faire la fête, mais ce n'est pas la question : ce que Muray comme Nabe évoquent, c'est l'état de fête permanente.

Il se trouve que je suis tombé à quelques jours d'intervalle sur deux récriminations du même genre :

""Vieille Amérique reconstituée" à la porte Maillot, pour préluder aux fêtes du Centenaire de la Découverte. Rencontré un ami qui m'affirme qu'il n'y aura pas de profanations. Pauvre bonhomme qui ne conçoit pas la profanation par le ridicule ! Ce délire de reconstitution m'exaspère. Il montre si bien le néant d'un temps qui ne peut se regarder lui-même." (L. Bloy, Le mendiant ingrat, 14 mai 1892.)

"L'exploitation politique des cadavres est une tradition de la République." (L. Daudet, cité par M. G. Dantec, American black box, Albin Michel, 2007, p. 508.)

Même si les exemples ne manquent pas, Daudet exagère peut-être, mais la confrontation de ces deux critiques, et leur rapprochement avec Muray et Nabe nous ramènent à notre idée de l'instabilité, par définition, de la modernité. La fête plus ou moins permanente d'un côté, la reconstitution sans fin du passé mêlée à un culte plus ou moins sincère des morts de l'autre, tout cela est à la fois une recherche de repères (car les fêtes et les commémorations, il y eut toujours, cela fait partie de ce qui fait l'union d'une société avec elle-même) et auto-hallucination, onirisme morbide et plus ou moins conscient - ce que le culte moderne des morts, Muray le catholique n'avait pas manqué de le noter, nourrit en empêchant de tourner la page et d'aller de l'avant - à l'encontre du précepte biblique "Laissons les morts enterrer les morts."

Et il est évident qu'à partir d'un certain niveau d'obsession la critique du passé - colonialiste, collaborationniste... - est une forme de culte des morts - forme masochiste - si Clemenceau ou de Gaulle furent des substituts à Dieu le Père (lequel n'est pas mort et est moins clairement défini, donc pas commémoré en tant que tel), on en arrive à la situation d'une déesse France qui est à la fois mère nourricière, mère de tous nos maux, cadavre que l'on honore et profane, et parfois ceci parce que cela et cela parce que ceci. La modernité n'est pas seulement hallucinogène, elle est aussi masochiste. Deleuzienne donc, ce qui rappelle le diagnostic de Foucault comme quoi le XXIème siècle serait deleuzien ou ne serait pas. Ach, Foucault eut beau dire du bien de la révolution iranienne, il n'avait pas prévu M. Ben Laden !

- Ceci dit, O. Ben Laden étant à certains égards aussi moderne que n'importe quel occidental, le 11 septembre ne manque pas de dimensions masochistes et oniriques. Il aboutit même à la création, avec Ground zero, d'un nouveau culte des morts. On n'en sort pas. Par définition peut-être.

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