Du Pape. (Tous les chemins... I)
Dans le premier volume de ses Exorcismes spirituels (p. 170-172), au cours d'un texte consacré à Zola, Philippe Muray explique, de façon plus détaillée que dans son XIXè siècle à travers les âges, le dogme de l'infaillibilité pontificale.
"Comment ne pas être un enfant ? Comment arrêter de se demander d'où viennent les enfants ? Quelqu'un a-t-il le droit de s'affirmer sorti de la commune mesure infantile ? Oui, répond l'Eglise en 1870. Quelqu'un. Pas tout le monde. Un. C'est une nouvelle qui tombe comme la foudre sur les contemporains alors que, comme tout dogme, celui-ci a été longuement, laborieusement préparé par des siècles de débats, d'intuitions, de contradictions. Mais allez donc expliquer ça alors que la plupart sont persuadés qu'il s'agit d'une lubie ridicule ! (...)
Tout cela va faire une crise profonde, et bien compréhensible, dans la chrétienté. Mais ce qui est intéressant, c'est que cette crise en signale une autre dans l'humanité en enfance, une crise bien plus profonde encore puisque, au moment où commence à se diffuser l'idée que Dieu est mort et où chacun commence donc à avoir la prétention de maîtriser sa vie, eh bien quelqu'un arrive et se proclame comme étant le seul à avoir le privilège de ne pas errer. Quelqu'un qui serait, par grâce, préservé de toute erreur dans son magistère. On peut difficilement imaginer plus à contre-courant des souhaits de la communauté qui, pour autant qu'elle attende encore quelque chose du pape, réclamerait justement le contraire si l'on en croit Zola : qu'il devienne enfin philanthrope ! Qu'il passe son temps à justifier la Vie, la Nature, le Futur, la Justice, je ne sais quoi encore. En tout cas pas sa propre perfection. C'est énorme. C'est tellement énorme que personne n'a plus jamais osé aborder cette affaire, ce qui fait que personne ne sait plus non plus de quoi il s'agit. Zola, lui, contemporain du dogme, savait encore plus ou moins. Mais si l'on interroge un catholique d'aujourd'hui à propos de l'infaillibilité, il y a de grandes chances pour que son discours soit une resucée sans le savoir de la leçon protestante à ce sujet : il n'existe aucune infaillibilité et tout le monde est libre d'interpréter la parole obscure de Dieu selon sa conscience. Ce qui implique qu'il y a intérêt à ce que la parole de Dieu reste le plus obscure possible de façon à ce que la conscience de chacun se développe aussi en toute liberté. La Rome nouvelle du curé des Trois villes [de Zola] dit à peu près la même chose, la Congrégation de l'Index [qui condamne le livre du héros] ne va pas s'y tromper : à l'exercice de la liberté de conscience sans limites, c'est la prétention à l'infaillibilité de chacun qui risque aussi de se développer. On pourrait donc définir l'infaillibilité pontificale comme un encouragement donné à chacun à se mettre en doute. Bien entendu, cet encouragement n'a pas été écouté, mais nous avons, grâce à ce dogme, la preuve qu'il y a quelque part quelqu'un qui a pressenti le formidable règne de narcissisme et de puérilité dans lequel l'humanité était en train de s'engager.
Le dogme de l'infaillibilité réservée à un seul est donc une manière de presser la masse humaine pour lui faire exprimer le contraire de ce qu'elle veut penser : qu'elle n'est faite que d'actes manqués, que d'échecs de la parole. Que nous ne savons pas ce que nous disons. L'infaillibilité pontificale comprend en elle-même la faillibilité de chacun des membres du genre humain, et ce serait facile de démontrer que, sous une forme « rationnelle », la psychanalyse n'est rien venu dire de très différent de ce que raconte le dogme hyper-complexe de l'infaillibilité. La démonstration freudienne que la vie quotidienne est bourrée d'actes manqués et la déclaration d'infaillibilité papale désignent la même direction. D'autant plus - et cela évidemment n'a été vu par personne - qu'il n'est jamais dit que le pape lui-même ne se trompe pas dans son comportement individuel et ses opinions privées. Au contraire : dans ce cas-là, il est logé à la même enseigne que n'importe qui. C'est seulement en tant que docteur suprême de l'Eglise, quand il prend une position qui oblige au nom de la foi d'une manière universelle, qu'il est préservé de l'erreur. Seulement là. Ce qui fait que le dogme de l'infaillibilité du pape est aussi une façon d'insister sur la faillibilité de n'importe quel pape lorsqu'il ne s'exprime pas ex cathedra. La solidarité ou la complicité de la démonstration freudienne et du dogme de Pie IX auraient sûrement étonné Freud et le pape, mais tant pis. C'est comme ça. L'obligation, pour un catholique, de croire à l'infaillibilité pontificale met en accusation la croyance de tout un chacun à sa propre infaillibilité. Mise en accusation que chaque analysant paie pour trouver sur un divan. Il est comique de penser que c'est ça que l'on va très sérieusement chercher dans la psychanalyse, alors que, si c'est formulé ailleurs, par exemple dans un concile, ça mérite la réprobation la plus convulsive. Mais passons. Freud lui-même, on le sait, a mis des années à se donner la permission d'entrer dans Rome. Ça a été toute une histoire pour lui. On ne va pas demander à ses descendants inconscients d'avancer plus loin. Sa réaction, en 1901, quand il pénètre enfin dans la cité qu'il s'était si longtemps interdite, ressemble d'ailleurs à du Zola : « Je ne puis supporter le mensonge de la rédemption des hommes, qui dresse si orgueilleusement sa tête vers le ciel. »"
En guise de complément, deux brèves :
- dans la série "Désenchantement mon cul", cette remarque de Musil :
"Un magasin de gants : que de connexions, que d'inventions avant qu'une peau de chèvre soit tendue sur une main de dame et que la peau de bête soit jugée plus élégante que notre propre peau !" (Troisième partie, ch. 22)
(ce que l'on peut rapprocher de la vision de l'institution chez Castoriadis et Descombes) ;
- dans la série "L'enfer impérialiste est pavé de bonnes intentions", la façon dont Emmanuel Todd nous explique à quel point ce serait mal de bombarder l'Iran, a tout d'un appel à l'enculisme. A quoi ça sert qu'Ahmadinejad se décarcasse ?
Libellés : Ahmadinejad, Freud, Muray, Musil, Pie IX, Todd, Zola
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