Les héros du dernier épisode.
Faisons travailler les autres à notre place, suite. Je recopie ci-après la première partie d'un article publié par Philippe de Lara : "Anthropologie ou histoire ? La légitimité d'une histoire de la modernité", publié pp. 177-197 du recueil Vincent Descombes. Questions disputées (Ed. Cécile Defaut, 2007). La position, exprimée avec circonspection et doutes, de l'auteur, n'est pas la mienne, mais les problèmes posés et le corpus théorique utilisé sont proches (et pour cause) de mes propres soucis et références, et c'est pourquoi je soumets aujourd'hui ce texte à votre atttention. Dans la mesure où, au fur et à mesure de la retranscription je commençais à me sentir des fourmis dans le clavier, il est bien possible que je commente ces lignes dans les jours à venir. Mais il n'est sans doute pas aberrant de vous les laisser découvrir - et discuter - par vous-mêmes dans un premier temps.
Les coupures dans les citations sont de P. de Lara. J'ai juste supprimé quelques détails et appels de notes, je peux fournir les références sur simple demande.
"[...] une qualité que Tocqueville avait à un haut degré et que j'appellerais en première approximation le respect de l'autre ou le respect du fait social en tant que doué de sens"
Louis Dumont, 1987
"Le progrès a ceci de particulier qu'il paraît beaucoup plus grand qu'il n'est en réalité."
Nestroy, exergue des Recherches philosophiques
INTRODUCTION
Dans Philosophie par gros temps se trouve formulé un problème inédit et important, l'idée qu'il y a une différence et une opposition profonde entre la comparaison anthropologique et la philosophie de l'histoire. Ce serait là deux voies pour la compréhension de la diversité humaine et de la révolution moderne des valeurs, deux voies inconciliables.
L'intransigeance de Descombes sur ce point est peut-être le coeur de son oeuvre, le défi majeur qui ressort de sa philosophie sociale. La critique de la "philosophie du sujet" dans Le complément de sujet reprend et amplifie le fil de cette thèse. Sa philosophie s'inscrit dans la tradition authentique (hélas souvent perdue) des sciences sociales, celle pour laquelle "le problème numéro un des sciences sociales modernes a été depuis le début la modernité elle-même", comme l'écrivait récemment Charles Taylor. L'idée que la société moderne est un fait social total, que nous avons à comprendre comment elle se constitue par rapport à ses devancières, quels sont les mécanismes de l'acculturation moderne, ces questions sont en effet l'objet même des sciences de l'homme, soit directement, soit comme horizon de leurs enquêtes particulières. Mais Descombes soulève une difficulté inédite. Il n'a pas seulement dégagé la logique et la portée de la comparaison radicale en sociologie, de Durkheim à Dumont, il insiste dans Philosophie par gros temps et derechef dans Le complément de sujet sur l'idée qu'une authentique histoire de l'altérité moderne ne saurait être une variante ou un prolongement de la "philosophie de l'histoire". Il pose des conditions de sens très exigeantes à une histoire de la modernité valide, des conditions qui excluent la contamination de cette histoire par tout ce qui ressemblerait à l'histoire de l'esprit (Hegel) ou à l'histoire du sujet (Heidegger). Entre comparaison et narration, faut-il choisir, ou peut-on concevoir l'unité intelligible d'un développement, sans tomber dans l'évolutionnisme unilinéaire, sans lui attribuer une nécessité métaphysique (la fin était déjà au début) et sans nous attribuer la place privilégiée de héros du dernier épisode (de la fin de l'histoire), c'est-à-dire sans nous placer au sommet triomphal du progrès de l'humanité ? Peut-on inscrire l'avènement de la modernité dans l'unité d'une histoire sans perdre le sol de la comparaison, sans penser la société de départ dans les catégories de la société d'arrivée : c'est-à-dire en présupposant que quelque chose manquait, était absent ou embryonnaire au départ, qui est apparu ou s'est épanoui par la suite (le sujet, l'individu, la rationalité). Est typique de ce travers, la catégorie de rationalisation, qui se ramène à considérer que nous sommes rationnels, et qu'eux sont irrationnels ; que nous avons quelque chose qui leur manque, la raison. Mais inversement, la comparaison suffit-elle à la compréhension du développement moderne ?
Peut-on se passer de l'idée d'histoire du sujet, c'est-à-dire d'une philosophie de l'histoire ? Toute philosophie de l'histoire est-elle vouée à un plat évolutionnisme téléologique ? Je n'ai pas de solution clé en main à ce problème, je m'efforce seulement d'en clarifier les termes et d'en retracer l'archéologie. Je cherche un langage de clarification des contrastes entre la voie anthropologique et celle de l'histoire philosophique de la modernité. Elles seront représentées ici respectivement par la "perspective anthropologique sur l'idéologie moderne" de Louis Dumont, et l'histoire religieuse de la société de Marcel Gauchet, ce qu'il appelle "l'histoire du sujet", un intitulé qui à lui seul laisse soupçonner quelques difficultés avec les conditions de sens dégagées par Vincent.
Les deux entreprises sont pourtant assez proches, d'abord parce qu'elles sont toutes deux nourries à la même source durkheimienne. Je me propose (1) de décrire ce qui distingue ces deux conceptions de la modernité, (2) de dégager une difficulté qui leur est commune, et à laquelle Durkheim s'était déjà confronté. Je soutiens qu'il y a à la fois tension et solidarité inévitable entre la perspective anthropologique et la philosophie de l'histoire. Je ne peux me résoudre à choisir, et j'aimerais montrer qu'il n'y a pas lieu de le faire, que l'opposition dégagée par Descombes doit être relativisée. Disons que nous devons à Dumont les outils de la comparaison radicale, et à Gauchet la radicalité de la comparaison, que le premier nous aide à comprendre les malheurs de la démocratie, le second ses métamorphoses. Ce qui suit devrait rendre plus claires ces formules elliptiques.
LE PROBLEME
Il y a plusieurs aspects de la difficulté à penser l'histoire de la modernité. Je crois qu'un problème ramasse tous les autres : ce qui constitue la révolution moderne des valeurs est pour une part une "grande transformation", une rupture, qu'on peut situer en gros à la fin du Moyen Age occidental, pour une autre part l'intensification de tendances de longue main, dès l'aube de l'histoire sinon depuis le début de l'humanité. Ramené à sa forme élémentaire, le problème est que la modernité, on ne sait pas où ça commence. Comme le dit Durkheim, l'individualisme est "un phénomène qui ne commence nulle part". A l'origine, "tout ce qui est social est religieux", puis, peu à peu, "Dieu (...) qui était d'abord présent à toutes les relations humaines, s'en retire progressivement." Formule ambiguë (...) : si la société moderne est l'aboutissement d'une évolution entamée "depuis les origines de l'évolution sociale", c'est qu'elle est notre destin, le passé n'était que la préparation, le brouillon du présent. Nous retombons dans l'évolutionnisme des philosophies de l'histoire, la perspective anthropologique ("démarche en miroir, tout évolutionnnisme oublié", suivant une belle formule de Dumont (...)) s'est perdue dans la longue durée. Mais si Durkheim a raison de remarquer que "l'individualisme, la libre-pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des théocraties orientales", quel est alors le terme pertinent de comparaison, le contraste valide du point de vue comparatif ? Quel est l'autre le mieux placé pour nous procurer de quoi "nous voir nous-mêmes en perspective" ? Je soutiens que Durkheim a perçu et traité cette difficulté, confusément dans La division du travail social, son premier livre en 1893, de plus en plus clairement dans la suite de son oeuvre. Avant d'en présenter un indice, voyons ce qu'il en est chez Dumont, puis chez Gauchet.
Les grandes anthropologies de la modernité partent d'une comparaison particulière, qu'elles élèvent à un concept universel. Tocqueville est ainsi parti du contraste entre l'Ancien Régime et la Révolution pour construire les concepts d'aristocratie et de démocratie, d'application générale. Louis Dumont s'est reconnu dans Tocqueville, non seulement pour la proximité entre leurs systèmes conceptuels (aristocratie et démocratie, c'est à peu près la hiérarchie et l'égalité au sens de Dumont), mais aussi pour trois autres traits : l'ancrage dans un terrain particulier, le "respect de l'autre", c'est-à-dire la capacité à être réellement comparatif, à ne pas jauger l'autre selon la norme de soi-même, ni l'inverse, et, ce n'est pas le moins important, la pratique de la comparaison à plusieurs niveaux, la comparaison entre démocratie américaine et démocratie française étant enchâssée dans la comparaison entre aristocratie et démocratie. De même chez Dumont, la comparaison entre les variantes nationales de l'idéologie moderne, qui est la grande affaire de ses derniers travaux, est le prolongement de la comparaison entre holisme et individualisme. On sait que chez lui, c'est une grande société traditionnelle, l'Inde des castes, qui a fourni le point de comparaison, et lui a permis de dégager le contraste entre hiérarchie et égalité, soit, par un petit pas supplémentaire dans l'abstraction, entre holisme et individualisme.
Mais Dumont lui-même nous invite à relativiser les termes de la comparaison. Dans Homo Aequalis I, il suggère que "des tentatives semblables qui partiraient de la Chine, de l'Islam, ou même de la Grèce ancienne, éclaireraient à leur tour certains aspects de notre idéologie que la présente tentative, fondée sur l'Inde (...) laisse[nt] dans l'ombre." Cette relativisation de la comparaison est cruciale. Elle offre un début de solution à notre problème. Il suffit d'ajouter aux possibilités évoquées celle des sociétés primitives ou sans Etat pour lui faire prendre encore plus de relief. On est en effet conduit à relativiser le couple holisme/individualisme. Dumont insiste sur le fait que la comparaison n'est jamais assez globale, qu'on a toujours tendance à négliger des éléments.
Gauchet surenchérit sur la distinction holisme/individualisme et introduit un contraste anthropologique fondamental, l'orientation temporelle, corrélée à deux conceptions (Dumont dirait deux idéologies) de l'ordre social, le pouvoir des dieux et le pouvoir des hommes, "hétéronomie" et "autonomie" (concepts à entendre évidemment dans une acception distincte de leur sens en philosophie morale : ils s'appliquent à la conception du tout social et non aux conduites individuelles). De même que l'égalité est un attribut de l'Individu-valeur, de même l'Individu-valeur est un attribut de la "sortie de la religion" (l'autonomie au sens où l'entend Gauchet). L'objet de comparaison est ici la société primitive, pensée comme monde du passé pur, c'est-à-dire de sociétés qui se pensent comme déterminées par une origine mythique, une autorité fondatrice avec laquelle aucune transaction n'est possible. Au regard de l'altérité radicale de cette forme d'humanité, que nous avons commencé de comprendre dans la première moitié du XXè siècle (à peu près en même temps que nous la faisions disparaître), les autres manifestations de la diversité des sociétés sont subordonnées. Pour Gauchet, l'événement majeur de l'histoire humaine est la "révolution axiale" qui, de l'Orient à l'Occident, voit apparaître avec un synchronisme troublant, les grandes religions, l'Etat (avec les grands Empires), l'écriture, autour de 3000 avant J.-C. Dans cette ébauche de comparaison, je hiérarchise les deux modèles en faveur de celui de Gauchet : la sortie de la religion englobe la révolution des valeurs. C'est le point crucial de la comparaison, qui mériterait d'être discuté plus que je ne peux le faire ici. Le point de vue "anthropologique" pourra objecter à Gauchet que loin d'être englobante, sa perspective est ultimement ethnocentriste, que la révolution axiale, la primauté de la naissance de l'Etat sont des idées modernes, des projections de notre conception individualiste du pouvoir sur l'ensemble de l'histoire humaine (ici on va généralement chercher les supposées affinités anarchistes de Pierre Clastres pour accréditer une lecture individualiste de ces théories). Je ne développerai pas ici l'examen de ces arguments, je me contenterai de noter qu'aucun ne me semble définitif, ils ne justifient pas d'interrompre cet essai de comparaison symétrique.
En tout cas, il me semble acquis qu'on n'échappe pas à la relativisation des termes et des axes de la comparaison. Les termes choisis induisent l'axe qui paraît le plus fondamental, holisme/individualisme pour l'Inde, sens du temps et pouvoir pour les sociétés primitives. D'où un embryon de solution irénique au problème initial, anthropologie ou histoire : suivant le terme de comparaison choisi, en lui-même toujours partial, ce sont des aspects différents et complémentaires de la modernité qui seront dégagés, avec des résonances pratiques différentes. Quel est le meilleur terme de comparaison, l'histoire ou la préhistoire ?, l'autre ou le tout autre ?
Même si telle n'était pas son intention, Dumont suggère de relativiser son dispositif comparatif, de compléter le système individualisme/holisme. Mais il ne suffit pas de juxtaposer les perspectives pour résoudre notre problème.
REVOLUTION DES VALEURS OU REVOLUTION RELIGIEUSE ?
On pourrait dire que le modèle de Marcel Gauchet complète celui de Dumont. Effectuez la comparaison radicale en remplaçant l'Inde par les sociétés primitives, vous aurez Le désenchantement du monde (DMM). Ce n'est pas si simple.
En dépit de leur grande proximité quant à la genèse chrétienne de l'individualisme moderne, les différents explicites entre Dumont et Gauchet sont importants, hélas peu documentés de part et d'autre : sur l'interprétation du stoïcisme, sur la portée de l'institution et de l'individu-hors-du-monde (l'appréciation de la différence entre le renoncement indien et la dévaluation du monde dans le christianisme), sur le statut du conflit dans la vie sociale, sur la possibilité ou non d'une interprétation hiérarchique (c'est-à-dire sans conflit) de la dualité du sacerdoce et du règne dans le christianisme : du point de vue de Gauchet, Dumont surestime la solution gélasienne (le pape Gélase formula au début du VIè siècle une théorie hiérarchique de la distinction de l'autorictas pontificale et de la potestas impériale : "si l'Eglise est dans l'Empire pour les affaires du monde, l'Empire est dans l'Eglise pour les choses du ciel", résumé de Dumont) ; dans le monde chrétien, ecclésial, la "complémentarité hiérarchique", découverte par Dumont en Inde, est impossible pour diverses raisons historiques (conflit entre l'Etat et l'Eglise) et théologiques. Avec Jésus (et lui seul), il y a "rupture avec la logique de l'emboîtement organique entre nature et surnature", entre le Ciel et la Terre (DMM, p. 197). Ce dernier point est crucial : le Christ occupe une fois pour toutes la place du roi-prêtre, médiateur du Ciel et de la Terre, qu'aucun César ne pourra occuper désormais, en quoi il est la véritable naissance de la politique moderne, le point de départ d'un "retournement radical du rapport entre pouvoir et société", "d'où surgira au bout du compte cette nouveauté prodigieuse : le pouvoir représentatif" (p. 200-201). "C'est en Dieu que s'est d'abord opérée la révolution de l'égalité, dans l'avènement du dieu séparé." (p. 107)
En somme, le différend se ramène à ceci : la révolution moderne des valeurs est-elle ultimement une révolution religieuse (de l'union à la séparation du divin et de l'humain) ou une révolution sociale (du holisme à l'individualisme) ? Chacun de ces points mériterait une longue étude. Je m'en tiendrai ici à la structure fondamentale du problème, la tension entre anthropologie et histoire. L'objection de Gauchet me paraît incontournable. Autrement dit, je crois que là encore la "religion" telle que la comprend Gauchet englobe "l'idéologie" telle que l'entend Dumont [note de P. de Lara : "Ce point n'est cependant pas totalement clair pour moi, en raison de l'indétermination relative des notions de religion, idéologie et configuration globale chez Dumont. J'y reviendrai dans une étude à venir sur Homo Aequalis".] Y faire droit nous condamne-t-il à l'évolutionnisme, à l'ethnocentrisme de la "philosophie du sujet" selon le signalement qu'en donne Le Complément de sujet ? Je ne le pense pas.
L'ambivalence de Durkheim entre schéma comparatif et philosophie de l'histoire se retrouve chez Gauchet. Où se situe le moment clé de la révolution moderne, entre la révolution axiale (3000 av.J-C), la révolution chrétienne et la modernité proprement dite (1500-1700) ? La puissance de rupture de l'existence étatique avec le monde de l'hétéronomie et du passé pur est-elle virtuelle dans la période qui va de la révolution axiale au Christ, c'est-à-dire le "moment où il y a investissement sur l'autre monde contre celui-ci" (DDM, p. 93) ou bien à l'oeuvre dès 3000 ans avant J-C ? Gauchet prend des risques avec la philosophie de l'histoire, mais on pourrait montrer je crois qu'il en est de même chez Dumont et, de façon plus générale dans la tradition sociologique.
La leçon que je tire de cette confrontation est qu'on n'échappe pas à la philosophie de l'histoire (c'est le titre d'un article de Marcel Gauchet, 1991, repris dans La condition politique, 2005). Autrement dit, on ne peut pas se débarrasser des biais de la conscience historique : nécessitarisme, privilège du présent (illusion de la fin de l'histoire), téléologie, simplement en mettant à plat la diversité humaine, en nous concevant comme une possibilité parmi d'autres. Il faut faire avec, déjouer ces biais en sachant qu'ils ne cesseront pas de nous hanter, parce que l'intelligibilité historique suppose une conception de l'histoire, de l'unité du récit humain. La compréhension de nous-même navigue inévitablement entre anthropologie, histoire et philosophie. C'est par ce problème que le travail de Vincent Descombes est ma denrée depuis bientôt quinze ans.
- suit la seconde partie, centrée sur l'analyse d'un texte de Durkheim. Je n'ai pas encore décidé si je la retranscrirai.
"Au total, nous vivons plus riches et plus vieux. Que demander de plus ?"
Libellés : Clastres, Descombes, Dumont, Durkheim, Gauchet, Hegel, Heidegger, Lara, Taylor, Thesiger, Tocqueville
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