jeudi 8 mai 2008

Ma vie dans ton cul...

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(On ne parle pas assez de la beauté des épaules...)


Les livres de Michel Henry m'ont été recommandés par M. Limbes et "Baptiste" il y a bientôt un an ; le premier nommé et moi-même avons récemment eu l'occasion d'en reparler par mails. J'ai du coup lu un de ses ouvrages, publié lors de « la chute du Mur » : Du communisme au capitalisme. Théorie d'une catastrophe., qui vient d'être réédité par L'Age d'Homme (j'utilise ici la première édition, Odile Jacob, 1990).

Pour le dire vite, la thèse de M. Henry est que communisme et capitalisme ont en commun mépris et indifférence à l'égard de « la vie », telle qu'elle est subjectivement vécue par les hommes et les femmes. Il pronostique donc, et on ne saurait sur l'ensemble (car il y a la Russie : que vont en faire les Russes ?) lui donner tort, que les peuples de l'Est vont aller d'un mirage réductionniste à un autre s'ils se mettent à croire aux « lendemains qui chantent » du capitalisme.

Dans le contexte musilien qui est le nôtre en ce moment, toute référence à « la vie » ne peut que faire surgir le soupçon de « vitalisme », ce mouvement d'idées un peu informe dont nous avons pu voir (ici et ) que s'il se voulait réaction à la modernité il en faisait partie intégrante, à la fois manifestation d'impuissance, miroir aux alouettes et source de confusion.

Ce n'est pas le lieu ici de discuter tout le livre de Michel Henry et encore moins sa philosophie dans son ensemble (je vous renvoie à la fiche Wikipedia qui lui est consacrée) : si certains passages de Du communisme au capitalisme, où de « la vie » nous est servie plus qu'à satiété, semblent vraiment tomber sous le coup de la critique musilienne, il n'est pas évident que cela soit vraiment le cas pour ce qu'il y a de plus intéressant dans son travail.

Non, si je vous parle de M. Henry aujourd'hui, c'est pour enregistrer son argument en réponse à Musil, une manière de prendre date. Je vais me permettre une assez longue citation, qui en l'espèce constitue, en son début, un résumé des positions de l'auteur :

"Le plus beau nom c'est celui de la vie - qui n'est le plus beau que de renvoyer à cette puissance mystérieuse et magique qui nous porte comme une eau profonde - puissance toujours présente, qui nous soutient et jamais ne nous manque et jamais ne nous trompe. Elle n'est pas seulement là constamment, à la façon d'une mère qui ne s'écarterait pas de celui qu'elle a engendré - parce qu'elle l'engendre toujours et ne cesse de lui donner l'être. Elle est là à sa manière qui est l'émotion, le sentiment, la sensibilité, la souffrance et la joie, qui est l'ineffable bonheur de se sentir et de vivre. Si grand est ce bonheur, si désirable est la vie, disait Maître Eckhart, qu'on veut vivre même si on ne sait pas pourquoi on vit.

Etrange est le silence de la pensée moderne au sujet de la vie - si l'on veut bien entendre par là non la vie biologique composée de molécules et de cellules, qui a ses titres de noblesse galiléens, scientifiques, ses laboratoires, ses crédits, ses chercheurs nombreux et ses débatteurs, mais la vie (...) de tout le monde et dont tout le monde parle, celle des travailleurs notamment mais des oisifs aussi bien. Plus étrange encore le fait que, si l'on en vient par mégarde à évoquer cette essence de notre être, l'inquiétude est générale, la suspicion s'installe. Car c'est une doctrine bien connue, et connue pour être aussi confuse que dangereuse, que celle qui à tout propos discourt au sujet de la vie - cette doctrine qu'on appelle pour cette raison le « vitalisme », qui se trouve, c'est vrai, à l'origine des plus grandes créations littéraires et artistiques de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, mais aussi, n'est-ce pas, du nazisme - partout où l'exaltation aveugle de la force a conduit aux pires excès et aux plus grands crimes.

Or la cause de ces excès et de ces crimes comme de la confusion des pensées qu'on range sous le titre de vitalisme, c'est l'obscurité des phénomènes dont il s'agit et d'abord de leur principe commun - la vie. C'est cette obscurité intrinsèque de la force vitale qui explique l'« aveuglement » des comportements que provoquent désirs et pulsions aussi longtemps que la lumière de la raison ne vient pas les éclairer pour en corriger la trajectoire ou en apaiser la passion - lumière de la raison qui est identiquement celle du monde où nous voyons toute chose et dont la « lumière de l'Etat » est le rayon projeté sur les affaires humaines, pouvant seul, lui aussi, les sauver du désordre et de l'affrontement.

Et si l'« obscurité » de la vie n'était qu'une conséquence de ce soi-disant rationalisme, l'effet de son propre aveuglement à lui, à savoir l'incapacité de reconnaître un mode de révélation autre que celui de la pensée qui voit et connaît les choses pour autant qu'elle le voit et de cette façon seulement - qui ne connaît que des objets ? Car le rejet de la vie, et avec elle de l'individu vivant, dans cette condition subalterne de ce qui est par soi incapable de se diriger et qui, faute de savoir précisément, ne sait pas ce qu'il doit faire, résulte d'un préjugé très ancien selon lequel il n'y a de connaissance qu'objective. Connaître la vie, c'est alors la jeter elle aussi hors d'elle-même, dans ce « dehors », dans cet horizon de lumière où toute chose devient visible et qui s'appelle le monde. Alors prennent naissance ces procès de substitution dont nous avons suivi l'oeuvre dans les divers domaines de la conceptualisation des classes sociales, de l'économie, de la politique, domaines dont la pensée naïve s'imagine qu'ils existent par eux-mêmes, depuis toujours, quand ils sont seulement les produits de ces procès. Connaître la vie veut [alors] dire : en tenir le compte, pouvoir la calculer de façon à l'inclure dans le vaste champ de la connaissance objective et scientifique, là où elle doit à cette connaissance d'être arrachée enfin à son obscurité intrinsèque. Ce n'est pas la vie, c'est le rationalisme qui est responsable du « vitalisme », de cette réduction monstrueuse de la vie à une puissance en elle-même aveugle et comme telle menaçante." (pp. 215-218)

D'un certain point de vue donc, Henry partage le diagnostic de Musil : le vitalisme est une manifestation de la modernité, pas un remède. On remarquera d'autre part que Musil comme Henry portent intérêt à la « mystique », comme une volonté de dépasser le rationalisme le plus étroit (je le rappelle de nouveau : Musil a passé beaucoup de temps à lutter contre les vitalistes parce que selon lui ils se trompaient, mais son grand chantier était la mise au point, ou du moins l'ébauche, d'un « sur-rationalisme »). J'ajouterai à cela, c'est moins sensible dans la citation que vous venez de lire, un même attachement à la vie quotidienne, à la vie de tous les jours comme point d'ancrage de ce qui se passe réellement.

C'est sur la marche à suivre que les deux auteurs divergent. Pour Henry il faut revenir à l'origine, à la façon dont la vie se saisit elle-même dans son évidence - le sentiment de vivre - comme dans son mystère - ce sentiment ne fournit pas de mots, pas de concept, pas de « sens » pré-établi. Pour Musil, ce « retour à l'origine » est une démarche prématurée : la seule carte à peu près bonne à jouer que nous ayons en main est celle du rationalisme, de l'esprit scientifique, et ce n'est pas parce qu'elle a fait la preuve de ses limites qu'elle est inutile, ou qu'on peut aisément la remplacer. Il faut donc, au moins dans un premier temps, s'en tenir à elle, sans non plus être fétichiste de ce point de vue.

Deux comparaisons avec des auteurs d'école et de tradition différentes peuvent peut-être nous éclairer :

- Chesterton indique par exemple que c'est souvent celui qui ne croit pas aux miracles qui est dogmatique, et celui qui croit à certains miracles qui est vraiment rationaliste, pour la simple raison que pour ces miracles on a les témoignages concordants de gens dignes de foi : un esprit impartial est donc, malgré ses répugnances, porté à les croire ; en revanche, le rationaliste dogmatique estimera impossible d'emblée et pour toujours l'existence de miracles, il fera à cet égard un acte de foi. (La question de la validité des témoignages est à examiner au cas par cas ; ce qui compte ici est la démarche suivie.)

- dans son projet initial sinon dans toutes ses réalisations - n'oublions pas qu'il est mort jeune - Durkheim ne vise à aucun réductionnisme, aucune réification de l'objet, lorsqu'il parle d'étudier « les faits sociaux comme des choses » : il s'agit de partir de ce qui est le plus tangible et de voir ce qui en sort, pas de croire toutes les questions résolues à partir de statistiques. Statistiques pour lesquelles il partageait l'intérêt de Musil et de Mauss, Mauss qui justement s'attachera à ramener l'école durkheimienne à une considération plus grande de la subjectivité des acteurs.



Revenons à Henry : ce qu'il dit sur le « vitalisme » suffit-il à faire sortir sa propre philosophie de ce courant de pensée ? Je le répète, il ne m'est pas possible pour l'heure de donner une réponse à cette question - et l'on aura compris que son livre ne m'a pas assez séduit pour que je me lance dès maintenant dans une telle recherche. On peut néanmoins résumer le problème :

- quand on lit des phrases sur la vie comme "puissance toujours présente, qui nous soutient et jamais ne nous manque et jamais ne nous trompe. Elle n'est pas seulement là constamment, à la façon d'une mère qui ne s'écarterait pas de celui qu'elle a engendré...", on a bien du mal à ne pas y voir du vitalisme bien schématique, avec appel à la puissance maternelle-maternante par-dessus le marché ;

- quand, par contre, et dans le même paragraphe, Henry prend en compte le « mystère » de la vie, sa « souffrance » comme sa « joie », on est dans une vue à la fois plus neutre et plus juste du sentiment que nous pouvons avoir de notre propre existence ;

- si l'on en reste à cette deuxième façon de voir, il reste le problème de ce qu'il est possible d'en tirer d'un point de vue théorique. Il me semble, en tout état de cause, que si l'on prend en compte toutes les dimensions de son travail, Musil « inclut » Henry (pour parler comme Dumont, qui écrit quelque part que Tönnies inclut Durkheim), c'est-à-dire qu'il ne pratique pas de réductionnisme anti-subjectiviste, que sa démarche prend aussi en compte ce qui semble - à raison - essentiel à Henry.

Voilà. Ce n'est pas une fin de non-recevoir à l'égard de l'oeuvre de Henry, que je ne vais certes pas juger à l'aune d'un ouvrage qui n'est pas son opus magnum, mais un état des lieux après une première incursion dans un univers qui ne m'est pas familier. Comment prendre en compte l'informulable, comment faire partager l'informulable, sans refiler le dossier aux artistes, ou rester dans un flou souvent peu artistique ? Il suffit de formuler le problème pour en sentir la difficulté, là où le rationalisme étroit, comme le capitalisme selon Musil, « spécule à la baisse » en ne se fondant que sur ce qui est le plus efficace et le plus aisément commun. Le problème de l'informulable au contraire, c'est qu'on peut lui faire dire n'importe quoi :


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(Et les genoux, donc, en parle-t-on assez, des genoux !...)

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