Candide au pays des (salauds de) pauvres.
Je recopie ci-après les meilleurs passages de la postface écrite par Jacques Rancière pour la récente réédition de son livre La parole ouvrière (auquel j'ai déjà fait allusion il y a quelques mois). Je rappelle qu'il s'agit d'un recueil, dont le coauteur est Alain Faure, de textes rédigés par des ouvriers entre 1830 et 1851, et que ce livre a paru pour la première fois en 1976.
"Il semble aujourd'hui nécessaire de le rappeler : Mai 1968 ne fut pas ce que les interprétations caricaturales des années 1980 et 1990 en ont fait : un joyeux défoulement de hippies à guitares et cheveux longs, ou l'insurrection d'une jeunesse désireuse de briser les obstacles qui l'empêchaient de jouir librement des promesses nouvelles de la marchandise. Quelle qu'ait été la part des illusions et des méprises de ce temps, une chose est sûre : le paysage de Mai 1968 fut celui de manifestations et d'assemblées menées sur fond d'usines en grève, parées de drapeaux rouges, et criant des mots d'ordre anticapitalistes et antiétatiques. (...) Ce moment du grand revival ouvrier, marxiste et révolutionnaire fut aussi celui d'une confrontation radicale entre plusieurs marxismes, plusieurs traditions révolutionnaires, plusieurs idées de la classe ouvrière. Le mouvement ouvrier qui séquestrait cadres et patrons n'était pas la grande masse disciplinée aux ordres d'une avant-garde théoriquement éclairée dont parlaient les classiques du marxisme ; la classe ouvrière qui gardait les usines ornées de drapeaux rouges n'était pas celle au nom de laquelle les manifestants étudiants agitaient les mêmes drapeaux rouges ; celle que rencontraient les étudiants gauchistes établis en usine était nettement plus colorée et nomade que celle qu'ils étaient venus chercher, etc.
C'est dans ce contexte que fut entreprise la recherche dont ce livre marque une étape. (...) J'avais, pour ma part, vécu les années précédentes au sein des certitudes althussériennes. Althusser avait proclamé la nécessité d'un retour à Marx pour retrouver le tranchant de sa rupture théorique et politique. Mais il avait en même temps confirmé la vision classique de masses nécessairement plongées dans l'idéologie dominante, incapables de comprendre et de transformer leur situation sans le secours de la science. Et il avait tout particulièrement ridiculisé les mots d'ordre « idéologiques » de ces militants étudiants qui voulaient se passer de la direction de la science et du Parti. L'ampleur prise en Mai 68 par les mots d'ordre des étudiants, la manière dont ils avaient résonné dans les usines en grève et ébranlé l'ordre étatique et social obligeaient à remettre en cause la confortable opposition de la science et de l'idéologie. Elle obligeait à retourner le jeu, à considérer cette science qui prétendait guérir l'illusion des masses soumises ou des révoltés naïfs comme une rationalisation particulière qui avait confisqué les logiques singulières à l'oeuvre dans les formes d'action militante et les mouvements d'émancipation populaire.
Cette leçon entraîna pour moi quelques années loin de la « théorie », au service d'un mouvement maoïste qui proclamait que l'on avait raison de se révolter et que les idées justes sur la lutte contre l'oppression se formaient dans la pratique des opprimés et non dans les têtes des savants marxistes. Ces années me permirent de constater que cette raison de la révolte que l'on opposait aux rationalisations de la science était, comme elles, prélevée par un coup de force sur la multiplicité complexe, voire contradictoire, des raisons et des formes des révoltes ; qu'elle n'était, elle encore, proclamée que pour assurer le pouvoir de ceux qui s'estimaient seuls capables de mettre les bonnes volontés des jeunes gens généreux au service des vrais intérêts du peuple et des voies de l'avenir. Ce n'était certes pas là une découverte personnelle. Les années qui suivirent 1968, pour ceux qui voulurent en prolonger l'élan, furent l'occasion d'une formidable accélération, qui leur fit revivre en trois ou quatre ans toutes les espérances et tous les échecs, toutes les certitudes et toutes les contradictions d'un siècle d'histoire du mouvement ouvrier et de théorisation marxiste : toutes les surprises à voir à voir le peuple, le prolétariat ou la révolte toujours ailleurs que là on les convoquait, au moment au moment où on les attendait
- eh oui, comme disait Valéry, le réel est toujours dans l'opposition - ce n'est pas N. Sarkozy qui dira le contraire
; toutes les désillusions à voir ces rencontres manquées renforcer indéfiniment le pouvoir de ceux qui prétendaient savoir seuls le lieu et l'heure convenables.
Le temps où ce livre fut mis en chantier, entre 1973 et 1975, était celui où ces déconvenues s'exprimaient de diverses manières. Les uns - les unes surtout - dénoncèrent la contradiction d'un activisme gauchiste qui prétendait changer le monde ancien tout en conservant son noyau le plus résistant dans la structure mâle et paternelle du pouvoir militant. Cette critique féministe trouvait son écho dans la critique globale du modèle familialiste menée par l'Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Les uns en tiraient l'idée d'une micropolitique des réseaux, tandis que d'autres la ramenaient à l'apologie du « désir » opposé aux rigueurs militantes. D'autres mirent en cause la foi dans le potentiel d'émancipation de la classe ouvrière. Aux histoires héroïques des révoltes ouvrières ils firent succéder les enquêtes minutieuses sur toutes les formes de la disciplinarisation des corps ouvriers, quitte à privilégier les formes de révolte sauvage (action collective des briseurs de machines ou récupération personnelle des virtuoses de la « perruque ») contre un mouvement ouvrier intégré à l'ordre disciplinaire. Ce fut aussi le temps de l'engouement pour les traditions et les cultures populaires, de l'exaltation des gestes ordonnés de l'artisan traditionnel et des joyeux désordres des fêtes et des carnavals des peuples d'autrefois.
- Une pointe d'ironie sans doute, regrettable, de même que la brièveté de cette évocation : c'est justement le lien entre ce dernier type de travaux et ceux de J. Rancière lui-même, tels qu'il va sous peu les décrire, qui semble constituer la piste de travail la plus intéressante.
Ce fut enfin le temps d'élaboration de ce qui s'appela « nouvelle philosophie ». En 1975, La cuisinière et le mangeur d'hommes d'André Glucksmann emblématisa la conversion des révolutionnaires, ayant compris que la volonté de créer un monde où, selon les paroles de Lénine, les cuisinières se mêleraient des affaires de l'Etat ne pouvait conduire qu'à l'horreur du goulag. La leçon, à l'époque, se réclamait de la plèbe généreuse et souffrante, victime des expériences des maîtres penseurs. Au fil des années, elle s'identifierait de plus en plus à la simple thèse des dominants et des exploiteurs affirmant que toute volonté de justice sociale mène à la terreur totalitaire.
Il me sembla alors qu'il y avait mieux à faire que de rejouer le vieux numéro des jeunes gens généreux trompés par les promesses fallacieuses d'une utopie criminelle. La faillite du marxisme d'Etat n'empêchait pas l'exploitation d'exister. Et un siècle et demi de combats ouvriers contre l'exploitation et de tentatives révolutionnaires avortées ou dégénérées ne pouvaient être versées au simple compte de l'illusion de quelques théories et des entreprises de quelques manipulateurs. Les échecs et les perversions de la tradition socialiste et révolutionnaire ne dépendaient pas de quelques thèses et de quelques têtes. La raison devait en être cherchée d'abord dans le réel des formes d'oppression et de résistance, de combat et d'organisation. Le problème n'était pas de dénoncer les illusions ou les crimes du marxisme, mais d'étudier la manière dont il avait rencontré ou manqué, épousé ou détourné les traditions et les combats des ateliers, ou celles des militants républicains et des ouvriers insurgés. Parmi tous les événements qui, dans ces années 1970, vinrent contrarier les découragements ou les reniements, l'un d'entre eux fut tout particulièrement emblématique à ce sujet ; ce fut, en 1973, la lutte des ouvriers horlogers de Lip et leur décision de remettre eux-mêmes en marche leur usine et de produire pour leur propre compte afin de soutenir financièrement leur grève et de montrer la capacité des ouvriers à diriger collectivement la production. (...) L'initiative des Lip ramenait au premier plan l'idée d'une tradition autonome de lutte ouvrière (...), invitait à reconsidérer des traditions ouvrières battues en brèche par la vision stratégique du marxisme et par sa stricte séparation entre la lutte économique et la lutte politique : celles de l'association ouvrière et du syndicalisme révolutionnaire. (...)
Se dessinait une triple tâche : retrouver les conditions concrètes d'élaboration d'une tradition révolutionnaire proprement ouvrière ; analyser les formes de sa rencontre problématique avec les théories sociales, des socialismes utopiques au marxisme ; mais aussi mettre à jour les problèmes internes de cette tradition, ses contradictions et ses limites. (...) Nous n'avons pas cherché à privilégier une de ces expressions multiples et contradictoires, pas davantage à gommer ce que les formes polies et raisonneuses de ces textes pouvaient avoir de déconcertant pour tous ceux qui y chercheraient le cri sauvage de la révolte ou l'adéquation entre une pensée de classe et une vision large de l'émancipation humaine.
Deux présuppositions, il est vrai, commandaient notre manière de présenter cette forme raisonneuse et cette multiplicité d'expressions. La première est que ces expressions multiples pouvaient être pensées comme autant de manières d'exprimer une même pensée de classe, une même attitude d'auto-affirmation, cherchant à contredire tel ou tel aspect de l'image de l'ouvrier formée par la bourgeoisie. Par là, ce recueil, soucieux de faire voler en éclat les stéréotypes dominants sur la pensée ouvrière, partage encore l'idée d'une voix ouvrière, forgée dans les combats de l'atelier, comme expression d'une même attitude de classe. C'est cette présupposition que la suite de mon propre travail m'a amené à remettre en question. Parue six ans plus tard, La nuit des prolétaires a insisté au contraire sur la rupture qui sépare la parole ouvrière de toute adhérence simple à un corps ouvrier collectif. J'ai tenté d'y montrer comment la voix qui affirme un sujet ouvrier supposait tout un travail de désidentification, d'arrachement à une identité ouvrière donnée, d'entrée par transgression sur le terrain de la pensée et de la parole des autres. Mais le travail ainsi mené pour complexifier le statut de la parole ouvrière n'a fait, en revanche, que confirmer l'autre présupposition qui guidait ce recueil, à savoir que cette parole était bien l'expression d'un travail de la pensée et non la manifestation spontanée d'une souffrance et d'une colère. Il a continué à vérifier la leçon jacotiste que tout le monde pense et que toutes les intelligences sont également aptes à ces complexités de la pensée dont certains prétendent, aujourd'hui comme hier, se réserver le privilège.
- « jacotiste » : référence à Jacotot, pédagogue du XIXe siècle (que Baudelaire détestait, soit dit en passant), présenté ici par J. Rancière)
C'est pourquoi je ne crains pas trop l'effet d'inactualité que les trente années passées pourraient avoir sur ce recueil. On peut certes arguer qu'un temps où l'opinion dominante tient toute revendication ouvrière pour la manifestation d'une incurable arriération ou d'un égoïsme de privilégiés n'a guère de raisons de s'intéresser aux raisons des typographes, cordonniers et tailleurs des années 1830. On peut souligner à l'inverse que la destruction systématique des conquêtes ouvrières et l'éclatement du marché du travail remettent à l'ordre du jour les conditions d'isolement et d'insécurité qui poussèrent ces ouvriers à prôner et à pratiquer l'association ouvrière. Mais ces formes d'actualité et d'inactualité ne touchent pas encore le coeur du problème. La parole ouvrière fut certes écrite en un temps où les luttes ouvrières et l'espérance de l'émancipation étaient plus présentes aux esprits qu'aujourd'hui. Mais en ce temps même, son choix de montrer une pensée au travail là on l'on attendait le cri de la souffrance, la sauvagerie d'une révolte ou l'effervescence d'une culture populaire rendait ce recueil inactuel. Cette inactualité est d'aujourd'hui autant que d'hier. L'égalité des intelligences reste la plus intempestive des pensées que l'on puisse nourrir sur l'ordre social."
Petite pointe nietzschéenne pour finir - est-ce si important d'être « inactuel » ? - Quoi qu'il en soit, et tout en notant qu'il ne faut pas opposer « culture populaire » et pensée, loin s'en faut, j'apprécie déjà le recul par rapport aux mythes « spontanéistes » des révoltes sauvages et du pur « cri de la souffrance » ; j'attends surtout de vérifier sur pièces si ce qu'écrivaient les ouvriers eux-mêmes est aussi teinté de messianisme et, pour reprendre la terminologie de Muray, de « dix-neuvièmisme », que celle des idéologues socialistes de l'époque (Saint-Simon, Fourier...), ou si, au contraire et comme, il faut l'avouer, je le souhaite, ces ouvriers avaient bien plus les pieds sur terre que ceux qui, déjà, énonçaient en leur nom des utopies dont la réalisation, passée et/ou en cours, n'a malheureusement pas laissé un goût amer qu'à l'haleine du bilieux Glucksmann.
"Il semble aujourd'hui nécessaire de le rappeler : Mai 1968 ne fut pas ce que les interprétations caricaturales des années 1980 et 1990 en ont fait : un joyeux défoulement de hippies à guitares et cheveux longs, ou l'insurrection d'une jeunesse désireuse de briser les obstacles qui l'empêchaient de jouir librement des promesses nouvelles de la marchandise. Quelle qu'ait été la part des illusions et des méprises de ce temps, une chose est sûre : le paysage de Mai 1968 fut celui de manifestations et d'assemblées menées sur fond d'usines en grève, parées de drapeaux rouges, et criant des mots d'ordre anticapitalistes et antiétatiques. (...) Ce moment du grand revival ouvrier, marxiste et révolutionnaire fut aussi celui d'une confrontation radicale entre plusieurs marxismes, plusieurs traditions révolutionnaires, plusieurs idées de la classe ouvrière. Le mouvement ouvrier qui séquestrait cadres et patrons n'était pas la grande masse disciplinée aux ordres d'une avant-garde théoriquement éclairée dont parlaient les classiques du marxisme ; la classe ouvrière qui gardait les usines ornées de drapeaux rouges n'était pas celle au nom de laquelle les manifestants étudiants agitaient les mêmes drapeaux rouges ; celle que rencontraient les étudiants gauchistes établis en usine était nettement plus colorée et nomade que celle qu'ils étaient venus chercher, etc.
C'est dans ce contexte que fut entreprise la recherche dont ce livre marque une étape. (...) J'avais, pour ma part, vécu les années précédentes au sein des certitudes althussériennes. Althusser avait proclamé la nécessité d'un retour à Marx pour retrouver le tranchant de sa rupture théorique et politique. Mais il avait en même temps confirmé la vision classique de masses nécessairement plongées dans l'idéologie dominante, incapables de comprendre et de transformer leur situation sans le secours de la science. Et il avait tout particulièrement ridiculisé les mots d'ordre « idéologiques » de ces militants étudiants qui voulaient se passer de la direction de la science et du Parti. L'ampleur prise en Mai 68 par les mots d'ordre des étudiants, la manière dont ils avaient résonné dans les usines en grève et ébranlé l'ordre étatique et social obligeaient à remettre en cause la confortable opposition de la science et de l'idéologie. Elle obligeait à retourner le jeu, à considérer cette science qui prétendait guérir l'illusion des masses soumises ou des révoltés naïfs comme une rationalisation particulière qui avait confisqué les logiques singulières à l'oeuvre dans les formes d'action militante et les mouvements d'émancipation populaire.
Cette leçon entraîna pour moi quelques années loin de la « théorie », au service d'un mouvement maoïste qui proclamait que l'on avait raison de se révolter et que les idées justes sur la lutte contre l'oppression se formaient dans la pratique des opprimés et non dans les têtes des savants marxistes. Ces années me permirent de constater que cette raison de la révolte que l'on opposait aux rationalisations de la science était, comme elles, prélevée par un coup de force sur la multiplicité complexe, voire contradictoire, des raisons et des formes des révoltes ; qu'elle n'était, elle encore, proclamée que pour assurer le pouvoir de ceux qui s'estimaient seuls capables de mettre les bonnes volontés des jeunes gens généreux au service des vrais intérêts du peuple et des voies de l'avenir. Ce n'était certes pas là une découverte personnelle. Les années qui suivirent 1968, pour ceux qui voulurent en prolonger l'élan, furent l'occasion d'une formidable accélération, qui leur fit revivre en trois ou quatre ans toutes les espérances et tous les échecs, toutes les certitudes et toutes les contradictions d'un siècle d'histoire du mouvement ouvrier et de théorisation marxiste : toutes les surprises à voir à voir le peuple, le prolétariat ou la révolte toujours ailleurs que là on les convoquait, au moment au moment où on les attendait
- eh oui, comme disait Valéry, le réel est toujours dans l'opposition - ce n'est pas N. Sarkozy qui dira le contraire
; toutes les désillusions à voir ces rencontres manquées renforcer indéfiniment le pouvoir de ceux qui prétendaient savoir seuls le lieu et l'heure convenables.
Le temps où ce livre fut mis en chantier, entre 1973 et 1975, était celui où ces déconvenues s'exprimaient de diverses manières. Les uns - les unes surtout - dénoncèrent la contradiction d'un activisme gauchiste qui prétendait changer le monde ancien tout en conservant son noyau le plus résistant dans la structure mâle et paternelle du pouvoir militant. Cette critique féministe trouvait son écho dans la critique globale du modèle familialiste menée par l'Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Les uns en tiraient l'idée d'une micropolitique des réseaux, tandis que d'autres la ramenaient à l'apologie du « désir » opposé aux rigueurs militantes. D'autres mirent en cause la foi dans le potentiel d'émancipation de la classe ouvrière. Aux histoires héroïques des révoltes ouvrières ils firent succéder les enquêtes minutieuses sur toutes les formes de la disciplinarisation des corps ouvriers, quitte à privilégier les formes de révolte sauvage (action collective des briseurs de machines ou récupération personnelle des virtuoses de la « perruque ») contre un mouvement ouvrier intégré à l'ordre disciplinaire. Ce fut aussi le temps de l'engouement pour les traditions et les cultures populaires, de l'exaltation des gestes ordonnés de l'artisan traditionnel et des joyeux désordres des fêtes et des carnavals des peuples d'autrefois.
- Une pointe d'ironie sans doute, regrettable, de même que la brièveté de cette évocation : c'est justement le lien entre ce dernier type de travaux et ceux de J. Rancière lui-même, tels qu'il va sous peu les décrire, qui semble constituer la piste de travail la plus intéressante.
Ce fut enfin le temps d'élaboration de ce qui s'appela « nouvelle philosophie ». En 1975, La cuisinière et le mangeur d'hommes d'André Glucksmann emblématisa la conversion des révolutionnaires, ayant compris que la volonté de créer un monde où, selon les paroles de Lénine, les cuisinières se mêleraient des affaires de l'Etat ne pouvait conduire qu'à l'horreur du goulag. La leçon, à l'époque, se réclamait de la plèbe généreuse et souffrante, victime des expériences des maîtres penseurs. Au fil des années, elle s'identifierait de plus en plus à la simple thèse des dominants et des exploiteurs affirmant que toute volonté de justice sociale mène à la terreur totalitaire.
Il me sembla alors qu'il y avait mieux à faire que de rejouer le vieux numéro des jeunes gens généreux trompés par les promesses fallacieuses d'une utopie criminelle. La faillite du marxisme d'Etat n'empêchait pas l'exploitation d'exister. Et un siècle et demi de combats ouvriers contre l'exploitation et de tentatives révolutionnaires avortées ou dégénérées ne pouvaient être versées au simple compte de l'illusion de quelques théories et des entreprises de quelques manipulateurs. Les échecs et les perversions de la tradition socialiste et révolutionnaire ne dépendaient pas de quelques thèses et de quelques têtes. La raison devait en être cherchée d'abord dans le réel des formes d'oppression et de résistance, de combat et d'organisation. Le problème n'était pas de dénoncer les illusions ou les crimes du marxisme, mais d'étudier la manière dont il avait rencontré ou manqué, épousé ou détourné les traditions et les combats des ateliers, ou celles des militants républicains et des ouvriers insurgés. Parmi tous les événements qui, dans ces années 1970, vinrent contrarier les découragements ou les reniements, l'un d'entre eux fut tout particulièrement emblématique à ce sujet ; ce fut, en 1973, la lutte des ouvriers horlogers de Lip et leur décision de remettre eux-mêmes en marche leur usine et de produire pour leur propre compte afin de soutenir financièrement leur grève et de montrer la capacité des ouvriers à diriger collectivement la production. (...) L'initiative des Lip ramenait au premier plan l'idée d'une tradition autonome de lutte ouvrière (...), invitait à reconsidérer des traditions ouvrières battues en brèche par la vision stratégique du marxisme et par sa stricte séparation entre la lutte économique et la lutte politique : celles de l'association ouvrière et du syndicalisme révolutionnaire. (...)
Se dessinait une triple tâche : retrouver les conditions concrètes d'élaboration d'une tradition révolutionnaire proprement ouvrière ; analyser les formes de sa rencontre problématique avec les théories sociales, des socialismes utopiques au marxisme ; mais aussi mettre à jour les problèmes internes de cette tradition, ses contradictions et ses limites. (...) Nous n'avons pas cherché à privilégier une de ces expressions multiples et contradictoires, pas davantage à gommer ce que les formes polies et raisonneuses de ces textes pouvaient avoir de déconcertant pour tous ceux qui y chercheraient le cri sauvage de la révolte ou l'adéquation entre une pensée de classe et une vision large de l'émancipation humaine.
Deux présuppositions, il est vrai, commandaient notre manière de présenter cette forme raisonneuse et cette multiplicité d'expressions. La première est que ces expressions multiples pouvaient être pensées comme autant de manières d'exprimer une même pensée de classe, une même attitude d'auto-affirmation, cherchant à contredire tel ou tel aspect de l'image de l'ouvrier formée par la bourgeoisie. Par là, ce recueil, soucieux de faire voler en éclat les stéréotypes dominants sur la pensée ouvrière, partage encore l'idée d'une voix ouvrière, forgée dans les combats de l'atelier, comme expression d'une même attitude de classe. C'est cette présupposition que la suite de mon propre travail m'a amené à remettre en question. Parue six ans plus tard, La nuit des prolétaires a insisté au contraire sur la rupture qui sépare la parole ouvrière de toute adhérence simple à un corps ouvrier collectif. J'ai tenté d'y montrer comment la voix qui affirme un sujet ouvrier supposait tout un travail de désidentification, d'arrachement à une identité ouvrière donnée, d'entrée par transgression sur le terrain de la pensée et de la parole des autres. Mais le travail ainsi mené pour complexifier le statut de la parole ouvrière n'a fait, en revanche, que confirmer l'autre présupposition qui guidait ce recueil, à savoir que cette parole était bien l'expression d'un travail de la pensée et non la manifestation spontanée d'une souffrance et d'une colère. Il a continué à vérifier la leçon jacotiste que tout le monde pense et que toutes les intelligences sont également aptes à ces complexités de la pensée dont certains prétendent, aujourd'hui comme hier, se réserver le privilège.
- « jacotiste » : référence à Jacotot, pédagogue du XIXe siècle (que Baudelaire détestait, soit dit en passant), présenté ici par J. Rancière)
C'est pourquoi je ne crains pas trop l'effet d'inactualité que les trente années passées pourraient avoir sur ce recueil. On peut certes arguer qu'un temps où l'opinion dominante tient toute revendication ouvrière pour la manifestation d'une incurable arriération ou d'un égoïsme de privilégiés n'a guère de raisons de s'intéresser aux raisons des typographes, cordonniers et tailleurs des années 1830. On peut souligner à l'inverse que la destruction systématique des conquêtes ouvrières et l'éclatement du marché du travail remettent à l'ordre du jour les conditions d'isolement et d'insécurité qui poussèrent ces ouvriers à prôner et à pratiquer l'association ouvrière. Mais ces formes d'actualité et d'inactualité ne touchent pas encore le coeur du problème. La parole ouvrière fut certes écrite en un temps où les luttes ouvrières et l'espérance de l'émancipation étaient plus présentes aux esprits qu'aujourd'hui. Mais en ce temps même, son choix de montrer une pensée au travail là on l'on attendait le cri de la souffrance, la sauvagerie d'une révolte ou l'effervescence d'une culture populaire rendait ce recueil inactuel. Cette inactualité est d'aujourd'hui autant que d'hier. L'égalité des intelligences reste la plus intempestive des pensées que l'on puisse nourrir sur l'ordre social."
Petite pointe nietzschéenne pour finir - est-ce si important d'être « inactuel » ? - Quoi qu'il en soit, et tout en notant qu'il ne faut pas opposer « culture populaire » et pensée, loin s'en faut, j'apprécie déjà le recul par rapport aux mythes « spontanéistes » des révoltes sauvages et du pur « cri de la souffrance » ; j'attends surtout de vérifier sur pièces si ce qu'écrivaient les ouvriers eux-mêmes est aussi teinté de messianisme et, pour reprendre la terminologie de Muray, de « dix-neuvièmisme », que celle des idéologues socialistes de l'époque (Saint-Simon, Fourier...), ou si, au contraire et comme, il faut l'avouer, je le souhaite, ces ouvriers avaient bien plus les pieds sur terre que ceux qui, déjà, énonçaient en leur nom des utopies dont la réalisation, passée et/ou en cours, n'a malheureusement pas laissé un goût amer qu'à l'haleine du bilieux Glucksmann.
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