dimanche 7 septembre 2008

Beau comme du Lévi-Strauss.

(Ajout le 05.10)



(Graves problèmes avec les photographies, impossible de mettre en ligne celles que j'avais prévues. Pour une fois je n'accuserai pas le Mossad, plutôt les Chinois, agissant par haine des Français, puisque c'est semble-t-il une amusante photo anti-française que l'on trouve ici (la 30e environ) qui est responsable de soucis techniques répétés et que j'espère provisoires. Bref, pas d'ornement, pas de sous-entendus subtil, pas de femme nue ce dimanche, juste du texte - austère et profond. Comme je hais les dimanches, les voyages et les explorateurs, les familles... la tristesse est de rigueur aujourd'hui, donc tout va bien.)



"Chaque fois que nous sommes portés à qualifier une culture humaine d'inerte ou de stationnaire, nous devons donc nous demander si cet immobilisme apparent ne résulte pas de l'ignorance où nous sommes de ses intérêts véritables, conscients ou inconscients, et si, ayant des critères différents des nôtres, cette culture n'est pas, à notre égard, victime de la même illusion. Autrement dit, nous nous apparaîtrions l'un à l'autre comme dépourvus d'intérêt, tout simplement parce que nous ne nous ressemblons pas.

La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à disposition de l'homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines et même ces milliers de sociétés qu'on appelle « insuffisamment développées » et « primitives », qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n'est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque ou occupe chez elle une place très secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres ; selon le point de vue choisi, on aboutirait donc à des classements différents.

Si le critère retenu avait été le degré d'aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n'y a guère de doute que les Eskimos d'une part, les Bédouins de l'autre, emporteraient la palme. L'Inde a su, mieux qu'aucune autre civilisation, élaborer un système philosophico-religieux, et la Chine, un genre de vie, capables de réduire les conséquences psychologiques d'un déséquilibre démographique. Il y a déjà treize siècles, l'Islam a formulé une théorie de la solidarité de toutes les formes de la vie humaine : technique, économique, sociale, spirituelle, que l'Occident ne devait retrouver que tout récemment, avec certains aspects de la pensée marxiste et la naissance de l'ethnologie moderne. On sait quelle place prééminente cette vision prophétique a permis aux Arabes d'occuper dans la vie intellectuelle du Moyen Age. L'Occident, maître des machines, témoigne de connaissances très élémentaires sur l'utilisation et les ressources de cette suprême machine qu'est le corps humain. Dans ce domaine au contraire, comme dans celui, connexe, des rapports entre le physique et le moral, l'Orient et l'Extrême-Orient possèdent sur lui une avance de plusieurs millénaires ; ils ont produit ces vastes sommes théologiques et pratiques que sont le yoga de l'Inde, les techniques du souffle chinoises ou la gymnastique des anciens Maoris. (...)

Pour tout ce qui touche à l'organisation de la famille et à l'harmonisation des rapports entre groupe familial et groupe social, les Australiens, arriérés sur le plan économique, occupent une place si avancée par rapport au reste de l'humanité qu'il est nécessaire, pour comprendre les systèmes de règles élaborés par eux de façon consciente et réfléchie, de faire appel aux formes les plus raffinées des mathématiques modernes. Ce sont eux qui ont vraiment découvert que les liens du mariage forment le canevas sur lequel les autres institutions sociales ne sont que des broderies ; car, même dans les sociétés modernes où le rôle de la famille tend à se restreindre, l'intensité des liens de famille n'en est pas moins grande : elle s'amortit seulement dans un cercle plus étroit aux limites duquel d'autres liens, intéressant d'autres familles, viennent aussitôt la relayer. L'articulation des familles au moyen des intermariages peut conduire à la formation de larges charnières qui maintiennent tout l'édifice social et qui lui donnent sa souplesse. Avec une admirable lucidité, les Australiens ont fait la théorie de ce mécanisme et inventorié les principales méthodes permettant de le réaliser, avec les avantages et les inconvénients qui s'attachent à chacune. Ils ont ainsi dépassé le plan de l'observation empirique pour s'élever à la connaissance des lois mathématiques qui régissent le système. Si bien qu'il n'est nullement exagéré de saluer en eux, non seulement les fondateurs de toute sociologie générale, mais encore les véritables introducteurs de la mesure dans les sciences sociales." (Race et histoire, 1952, ch. 6)



(Ajout le 05.10)
Race et histoire, que je cite ici dans sa version originale de 1952, a été republié par son auteur en 1973 dans le second volume de son Anthropologie structurale. Je découvre, un peu aidé par la chance, que ce passage a été corrigé par Lévi-Strauss, et qu'il est à la fois plus complet et plus précis (la formule : "les véritables introducteurs de la mesure dans les sciences sociales" me gênait un peu, elle était trop vague.) Voici la version « définitive » :

"L'articulation des familles au moyen des intermariages peut conduire à la formation de larges charnières entre quelques ensembles, ou de petites charnières entre des ensembles très nombreux ; mais, petites ou grandes, ce sont des charnières qui maintiennent tout l'édifice social et qui lui donnent sa souplesse. De façon souvent très lucide, les Australiens ont fait la théorie de ce mécanisme et inventorié les principales méthodes permettant de le réaliser, avec les avantages et les inconvénients qui s'attachent à chacune. Ils ont ainsi dépassé le plan de l'observation empirique pour s'élever à la connaissance de certaines des lois qui régissent le système. Si bien qu'il n'est nullement exagéré de saluer en eux, non seulement les précurseurs de toute sociologie familiale, mais encore les véritables introducteurs de la rigueur spéculative appliquée à l'étude des faits sociaux."

Finalement, le « salut » était « exagéré », l'apport des Australiens est désormais réduit : ils ne sont plus que des « précurseurs » (et non des « fondateurs ») de la sociologie « familiale » (et non de « toute sociologie générale ») ; en même temps leur apport est précisé, et le flou de la dernière formule disparaît.

On remarquera d'autre part qu'en même temps qu'il met un bémol à ce qui était une forme d'idéalisation des structures de la parenté australiennes, C. Lévi-Strauss ajoute, au début de cet extrait, un passage sur les « petites charnières » qui aide à la compréhension, holiste, de ce qu'il appelle quelque part dans Tristes tropiques la « concrète diversité d'un ordre vrai ». Sans qu'il soit question, au contraire, d'opposer petites et grandes « charnières », simplement de souligner que les unes comme les autres peuvent contribuer à la « souplesse » de « l'édifice social ». On se croirait dans Homo hierarchicus...
(Fin de l'ajout.)


J'avais prévu d'en rester là, mais m'est revenu à l'esprit un texte de Guénon que je souhaitais utiliser dans un autre cadre, et qu'il serait dommage de ne pas confronter à celui de Lévi-Strauss :

"Il ne suffit pas de faire, en ce qui concerne les inventions modernes, les réserves qui s'imposent en raison de leur côté dangereux, (...) il faut aller plus loin : les prétendus « bienfaits » de ce qu' on est convenu d'appeler le « progrès », et qu'on pourrait en effet consentir à désigner ainsi si l'on prenait soin de bien spécifier qu'il ne s'agit que d'un progrès tout matériel, ces « bienfaits » tant vantés ne sont-ils pas en grande partie illusoires ? Les hommes de notre époque prétendent par là accroître leur « bien-être » ; nous pensons, pour notre part, que le but qu'ils se proposent ainsi, même s'il était atteint réellement, ne vaut pas qu'on y consacre tant d'efforts ; mais, de plus, il nous semble très contestable qu'il soit atteint. Tout d'abord, il faudrait tenir compte du fait que tous les hommes n'ont pas les mêmes goûts ni les mêmes besoins, qu'il en est encore malgré tout qui voudraient échapper à l'agitation moderne, à la folie de la vitesse, et qui ne le peuvent plus ; osera-t-on soutenir que pour ceux-là, ce soit un « bienfait » que de leur imposer ce qui est le plus contraire à leur nature ? On dira que ces hommes sont peu nombreux aujourd'hui, et on se croira autorisé par là à les tenir pour quantité négligeable ; là comme dans le droit politique, la majorité s'arroge le droit d'écraser les minorités, qui, à ses yeux, ont évidemment tort d'exister, puisque cette existence même va à l'encontre de la manie « égalitaire » de l'uniformité. Mais, si l'on considère l'ensemble de l'humanité au lieu de se borner au monde occidental, la question change d'aspect : la majorité de tout à l'heure ne va-t-elle pas devenir une minorité ? Aussi n'est-ce plus le même argument qu'on fait valoir dans ce cas, et, par une étrange contradiction, c'est au nom de leur « supériorité » que ces « égalitaires » veulent imposer leur civilisation au reste du monde, et qu'ils vont porter le trouble chez des gens qui ne leur demandaient rien ; et, comme cette « supériorité » n'existe qu'au point de vue matériel, il est tout naturel qu'elle s'impose par les moyens les plus brutaux. Qu'on ne s'y méprenne pas d'ailleurs : si le grand public admet de bonne foi ces prétextes de « civilisation », il en est certains pour qui ce n'est qu'une simple hypocrisie moraliste, un masque de l'esprit de conquête et des intérêts économiques ; mais quelle singulière époque que celle où tant d'hommes se laissent persuader qu'on fait le bonheur d'un peuple en l'asservissant, en lui enlevant ce qu'il a de plus précieux, c'est-à-dire sa propre civilisation, en l'obligeant à adopter des moeurs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en l'astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité ! Car c'est ainsi : l'Occident moderne ne peut tolérer que des hommes préfèrent travailler moins et se contenter de peu pour vivre ; comme la quantité seule compte, et comme qui ne tombe pas sous les sens est d'ailleurs tenu pour inexistant, il est admis que celui qui ne s'agite pas et qui ne produit pas matériellement ne peut être qu'un « paresseux » ; sans même parler à ces égard des appréciations portées couramment sur les peuples orientaux, il n'y a qu'à voir comment sont jugés les ordres contemplatifs, et cela jusque dans les milieux soi-disant religieux. Dans un tel monde, il n'y a plus aucune place pour l'intelligence ni pour tout ce qui est purement intérieur, car ce sont là des choses qui ne se voient ni ne se touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent ; il n'y a de place que pour l'action extérieure sous toutes ses formes, y compris les plus dépourvues de toute signification. Aussi ne faut-il pas s'étonner que la manie anglo-saxonne du « sport » gagne chaque jour du terrain : l'idéal de ce monde, c'est l'« animal humain » qui a développé au maximum sa force musculaire ; ses héros, ce sont des athlètes, fussent-ils des brutes ; ce sont ceux-là qui suscitent l'enthousiasme populaire, c'est pour leurs exploits que les foules se passionnent ; un monde où l'on voit de telles choses est vraiment tombé bien bas et semble bien près de sa fin." (La crise du monde moderne, 1927, éd. "Folio", pp. 159-160)


Si au moins c'était vrai !

(A suivre...)

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