Gustave Flaubert, c'est moi (ter).
Vous l'aviez oublié, il semble lointain ? Certes. Il n'en est pas moins durable.
Je n'avais jamais lu Bouvard et Pécuchet. Le moins que l'on puisse dire est que ce roman fournit quelque appui à la thèse selon laquelle il n'y a rien de bien nouveau sous le soleil moderne. En voici certains exemples, « actuels » si l'on veut, ou au contraire, sinon éternels (bien que tous ne soient pas uniquement liés à la modernité), permanents en régime moderne. Ni Flaubert ni moi-même ne prenons à la légère toutes ces questions - en même temps on ne peut s'empêcher de les prendre à la légère - à la fois pour ne pas devenir complètement fou et à cause du ridicule de ceux qui les prennent trop au sérieux. Il m'est à cet égard difficile de ne pas me retrouver dans les extraits de la correspondance réunis par Claudine Gothot-Mersch dans sa préface à l'édition "Folio", quoi que je pense par ailleurs du diagnostic moral par lequel elle les introduit :
"La Correspondance montre en lui un esprit chagrin, rejetant indistinctement le blanc et le noir, pratiquant cet anarchisme un peu léger qui n'est pas rare chez les intellectuels bourgeois. « Républicains, bourgeois, réactionnaires, rouges, bleus, tricolores, tout cela concourt d'ineptie. » « Bourgeois et socialistes sont à fourrer dans le même sac. » « Je trouve le Matérialisme et le spiritualisme deux impertinences égales. » « Le néo-catholicisme d'une part et le socialisme de l'autre ont abêti la France. Tout se meurt entre l'Immaculée Conception et les gamelles ouvrières. » (...) Même type de réflexion dans le domaine politique : « la loi Ferry [ou celle dite “sur le voile”]. Ceux qui la défendent et ceux qui l'attaquent m'embêtent également. » Bref : « il y ainsi une foule de sujets qui m'embêtent également par n'importe quel bout on les prend »."
Bien évidemment, il fait partie de la grandeur de Flaubert de n'en être pas resté, en tant qu'artiste, à cet "anarchisme un peu léger", d'avoir exploré ce sentiment d'« égalité de tout » par l'ennui en régime démocratique, montré ses aspects comiques comme son arrière-plan tragique - ou le contraire.
En voyant ainsi surgir, au détour des pages de Bouvard et Pécuchet, tel ou tel problème « contemporain », on grimace donc : entre le rire et la gêne, voire la douleur. Le petit florilège qui suit ne vous procurera pas ces sentiments mêlés avec la même intensité qu'un roman dont le but est justement de les susciter, mais peut néanmoins vous en donner quelque idée :
- Bouvard et Pécuchet baba-cools (j'ai déjà cité une phrase tirée de ce passage ; je n'imaginais pas alors que le fil que je tirais là allait me mener à Musil et l'« homme moyen », méditation toujours en cours...) :
"Déjà ils se voyaient en manches de chemise, au bord d'une plate-bande émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant de la terre, dépotant des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l'alouette, pour suivre les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les ruches, et se délecteraient au mugissement des vaches et à la senteur des foins coupés. Plus d'écritures ! plus de chefs ! plus même de terme à payer ! - Car ils possèderaient un domicile à eux ! et ils mangeraient les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin, et dîneraient en gardant leurs sabots ! - « Nous ferons tout ce qui nous plaira ! nous laisserons pousser notre barbe ! »" (Ch. I, p. 66)
- "Ils firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens jusqu'à Évreux, et de Fontainebleau jusqu'au Havre. Ils voulaient une campagne qui fût bien la campagne, sans tenir précisément à un site pittoresque, mais un horizon borné les attristait. Ils fuyaient le voisinage des habitations et redoutaient pourtant la solitude." (Id., p. 67)
- "Ils avaient plaisir à nommer tout haut les légumes : « Tiens : des carottes ! Ah ! des choux. » (Id., p. 72)
(Je me permets : cette phrase évoque le délicieux numéro de citadine à la campagne d'Arielle Dombasle dans L'arbre, le maire et la médiathèque de Rohmer, à voir évidemment.)
- Bouvard et Pécuchet écolos, contre l'agro-alimentaire :
"Leurs études [de biologie] se développant, ils en vinrent à soupçonner des fraudes dans toutes les denrées alimentaires." (II, p. 112)
- Bouvard et Pécuchet mystico -« païens », voire new age :
"...Où il y a des menhirs, un culte obscène a persisté. Témoin ce qui se faisait à Guérande, au Croisic, à Livarot. Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes des routes et même les arbres avaient la signification de phallus - et pour Bouvard et Pécuchet tout devint phallus." (IV, pp. 179-180)
- Bouvard et Pécuchet, artistes, soignent leur look :
"Généralement, on les méprisait.
Ils s'en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine ronde et sa calvitie, que se de faire « une tête à la Béranger ! »
Enfin, ils résolurent de composer une pièce.
Le difficile c'était le sujet." (V, p. 213-214)
- Bouvard et Pécuchet baudelairiens :
"Bientôt, ils arrivèrent à la question du Progrès.
Bouvard n'en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais en littérature, il est moins clair - et si le bien-être augmente, la splendeur de la vie a disparu." (VI, p. 256)
- vitalisme, progressisme, gauchisme, spiritisme, volonté de synthèse sont rassemblés en un paragraphe via l'instituteur "Petit, homme de progrès" :
"La Science est un monopole aux mains des Riches. Elle exclut le peuple. A la vieille analyse du moyen âge, il est temps que succède une synthèse large et primesautière ! La Vérité doit s'obtenir par le Coeur - et se déclarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages, défectueux sans doute, mais qui étaient le signe d'une aurore." (VIII, 290)
- Bouvard et Pécuchet wittgensteiniens :
"Ils entrèrent dans la Logique.
Elle leur apprit ce qu'est l'Analyse, la Synthèse, l'Induction, la Déduction et les causes principales de nos erreurs.
Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.
- « Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l'hiver approche » locutions vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles quand il ne s'agit que d'événements bien simples ! - « Je me souviens de tel objet, de tel axiome, de telle vérité » illusion ! ce sont les idées, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige : « Je me souviens de tel acte de mon esprit par lequel j'ai perçu cet objet, par lequel j'ai déduit cet axiome, par lequel j'ai admis cette vérité. »" (Id., pp. 306-307)
(Notons tout de même que Wittgenstein ne se faisait guère d'illusions sur la nécessité du flou du langage : il estimait seulement sur certains problèmes des clarifications langagières pouvaient avoir un effet « thérapeutique », et ce que ce n'était déjà pas si mal.)
- et bien sûr, Bouvard et Pécuchet flaubertiens :
"Alors une faculté pitoyable se développa dans leur cerveau, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer." (Id., p. 319)
Il y a quantité d'autres passages, de la comparaison du christianisme et du bouddhisme en faveur de ce dernier (p. 365) aux intérêts corporatistes ("chacun réclamant pour soi les privilèges, au détriment du plus grand nombre", p. 404) en passant par une brève dévotion de Pécuchet à Hegel ("Bouvard feignait de comprendre", p. 314), mais il ne s'agit pas non plus d'être exhaustif. Et puisque, pour citer encore Flaubert, "la bêtise consiste à vouloir conclure", je finis sans finir, par une concession aux problèmes du jour, en notant simplement, dans la lignée de la note anti-anglaise de M. Defensa, datée d'hier, ces clichés pro-anglais issus du Dictionnaire des idées reçues :
Albion : "Pour en faire l'éloge : « la libre Angleterre »."
Anglais : "Tous riches..."
(Et bien sûr : Budget : "Jamais en équilibre.")
Rien de nouveau sous le soleil, l'herbe est plus verte ailleurs... Café du commerce ou non, difficile de ne pas « conclure »aujourd'hui par une enfilade de lieux communs !
Libellés : Baudelaire, Defensa, Dombasle, Flaubert, Gothot-Mersch, Hegel, Moi, Musil, Raffarin, Rohmer, Wittgenstein
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