Hegel (Kojève ?) pas mort.
Hegel, ou Kojève ? On sait que la présentation du premier par le second a longtemps dominé l'interprétation qu'en France on faisait de l'oeuvre de celui-ci. Depuis quelques années (cf. le livre de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, De Kojève à Hegel : 150 ans de pensée hégélienne, Albin-Michel, 1996) on travaille à dissiper l'image que l'excentrique (espion ?) russe (tiens, je n'avais pas réalisé...) a donné du paillard souabe. Je ne connais pas assez la question pour m'être fait une religion sur le sujet, je signale l'ambiguïté, et en arrive à mon propos.
J'ai été frappé il y a deux jours par le titre d'une brève de MSN consacrée aux événements militaires en Ossétie : "C'est une vraie guerre..." A quoi reconnaît-on une « vraie guerre », je ne sais pas s'il y a à cette question une réponse claire, mais ce qui est sûr, c'est que les rédacteurs, fort peu sagaces à l'ordinaire, de MSN, ont ressenti la même impression que beaucoup de monde sans doute, et votre serviteur parmi eux : dans la réponse russe, qu'elle soit ou non « disproportionnée » (sur les aspects géo-politiques, et en l'absence du Réseau Voltaire ces derniers temps, je vous renvoie à M. Defensa), il passe un souffle différent de ce à quoi nous sommes habitués. C'est une forme de retour de l'Histoire (où l'on retrouve Muray, lecteur de Kojève) par le biais de la guerre en ce qu'elle révèle (en partie) ce que sont les pays, les hommes qui les composent, par l'incertitude (et les fausses nouvelles) qu'elle provoque. Personne n'a jamais pu douter, sauf dans l'aveuglement provisoire de l'expression d'un souhait, d'un voeu pieux, que les Etats-Unis n'écrasent l'Irak, les très grotesques références de la presse française au Vietnam après deux-trois jours de non-avancée des troupes américaines ne faisant que prouver a contrario que l'on était dans le virtualisme le plus complet. (Depuis, on ne sait trop comment qualifier la situation en Irak : « conflit » ? « événements » ? « Bordel » convient le mieux, après tout, et tant pis pour la grossièreté. En tout cas, « guerre » n'est pas exactement approprié, malgré le nombre de morts.) En Ossétie, on ne sait pas ce que cela va donner. Un ami m'a tout de suite présenté l'affaire comme « le début de la troisième guerre mondiale » : on verra ce qu'il en sera, il reste qu'un frisson nouveau, ou si ce n'est très ancien, ancien pour nous, qui avions la vingtaine lors de la chute du Mur, est passé, tel le nuage de Tchernobyl..., sur la « vieille » Europe de l'Ouest.
De tout cela la Russie est manifestement consciente. Elle se trouve dans une conjoncture à certains égards idéale, puisque son intérêt stratégique et son poids symbolique s'accordent : en faisant une « vraie » guerre, non seulement elle défend ses positions stratégiques, mais elle rappelle à tous ce qu'est une « vraie » guerre, avec de « vrais » pays (pas les minorités instrumentalisées par Washington (ce qui ne veut pas dire qu'elles n'aient jamais été injustement opprimées)) : elle fait la guerre parce qu'elle défend ses territoires, elle rappelle à tous l'importance d'un territoire en faisant ainsi la guerre. Tout le contraire du jeu des Etats-Unis et de leurs révolutions oranges blah-blah, où l'impérialisme prend le masque des droits de l'homme, de la défense des minorités, etc., où l'on joue sur les deux tableaux : la dissolution des Etats-Nations, au profit de l'expansionnisme global états-unien.
(Il y a un point que je ne trouve pas assez mis en valeur dans ce que j'ai lu sur le sujet : est-il possible, est-il imaginable que la Georgie se soit lancée là-dedans sans au moins un « feu orange » de la part des Etats-Unis ? Si oui, cela signifie que les Américains ne contrôlent vraiment rien. Si non (ce qui serait ma supposition personnelle), c'est tout de même une agression anti-russe d'une gravité et d'une irresponsabilité incroyables.)
Ceci m'amène à nuancer une opinion que j'aie plusieurs fois exprimée ici, encore récemment : que la guerre moderne, avec sa technologie hyper-avancée, n'ait plus grand rapport avec le courage, et soit donc moins « hégélienne » qu'à l'époque de Napoléon. Il faut au moins compléter ce diagnostic par cette idée qu'une des composantes du courage est la capacité à prendre rapidement des décisions et à s'y tenir, et que c'est pour l'heure le cas des Russes, dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils n'ont pas tergiversé. M. Defensa ne peut que stigmatiser, par contraste, la « lâcheté » des chancelleries occidentales. Là encore, la Russie peut, elle se trouve dans une position qui lui permet de jouer harmonieusement sur les deux tableaux, stratégique et symbolique.
Reste un détail, le futur... Un peu, comme, dans un autre texte, M. Defensa, nous pourrions souhaiter que le monde occidental entende cette « leçon de réel » (cf. infra) professée par la Russie, qu'il réalise qu'en matière de géopolitique on ne peut faire n'importe quoi et que le virtualisme a montré ses limites. C'est une version optimiste. Il est vrai que les versions pessimistes sont, elles, franchement déprimantes.
Deux compléments :
- sur la Russie, je rappelle - qui peuventt d'ailleurs venir à l'appui des versions « pessimistes », les idées de Cioran que j'ai retranscrites il y a quelques mois ;
- sur la « leçon de réel » : cette expression m'est venue en référence au 11 septembre et à la Diatribe d'un fanatique, voici le texte exact (p. 11) :
"Quels que soient les buts de Ben Laden, cet acte dépasse ces buts et les paroles qui l’accompagnent (fort peu de paroles de toute façon, elles sont inutiles tant le sens de l’acte est évident). C’est un acte surréel dans la mesure où il prouve, par sa simple qualité d’événement, la totale irréalité du monde manchestérien, totalement dénué d’événements. De même que l’on dit fume c’est du belge, les Arabes ont dit à leur brutale manière fume c’est du réel. C’est une leçon de réalité. Jamais, dans toute l’histoire de la philosophie, ne fut administrée une telle leçon de réel, une telle leçon de sens, une telle leçon d’antinihilisme, non pas leçon de ténèbres mais leçon d’impensable : des gens sont encore capables de mourir pour leur foi tandis que le nihiliste en bon nihiliste risque sa vie pour rien : il fait du saut à l’élastique ; il existe encore des gens qui ne se résignent pas, sinon à Allah. J’admets que l’on se résigne à Allah mais je n’admets pas que l’on se résigne à rien..."
Avec le recul, on se dit qu'il s'agissait plus, dans le contexte, d'une leçon de foi que d'une leçon de réalité, ou que la leçon de réalité n'était pas assez évidente, car - c'est un thème que l'on trouve dans la Diatribe, trop moderne dans sa forme (comme dans la forme de religion musulmane qui l'animait). Le côté lourd, traditionnellement géopolitique, de l'attitude russe, est peut-être plus clair de ce point de vue - si du moins les diplomates occidentaux n'ont pas perdu toute notion des « fondamentaux » de la diplomatie et de la stratégie.
Il ne serait par ailleurs pas inintéressant d'articuler ma thèse avec ce que dit Cioran sur les messianismes russes, et de s'interroger sur les aspects eux-mêmes éventuellement trop modernes de l'attitude russe (un « patriotisme de synthèse », comme la « religion de synthèse » évoquée dans la Diatribe ?) - l'évolution de la situation dira s'il y a lieu de le faire.
P.S. : je ne retrouve pas l'occurrence la plus récente de mes idées sur la guerre moderne. A défaut, en voici une plus ancienne.
Libellés : Cioran, Defensa, guerre, Hegel, Kojève, Muray, Russie, Voyer
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