lundi 1 septembre 2008

"Une étrange instabilité mentale..."

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D. Cohn-Bendit devant L. Aragon. J'aime bien cette photo, cette sorte de passage de témoin entre deux ordures - t'as intoxiqué les gens depuis des dizaines d'années, à mon tour maintenant ! Le vieux n'est pas ravi, il sait que la tombe s'approche, il rumine sa mise au ban... - il n'en peut mais.



"Nous nous trouvons aujourd'hui dans cette situation affreuse que le sort de la France a cessé de dépendre des Français."

Parmi bien d'autres, cette phrase de Marc Bloch (L'étrange défaite, "Folio", p. 206) résonne tristement aux oreilles d'un Français de 2008 - on se demande si elle a cessé d'être vraie depuis 1940. De Gaulle fit-il plus qu'amuser la galerie ? Un peu plus, peut-être, et peut-être n'était-ce déjà pas si mal. Il n'est pas impossible non plus qu'à terme la Russie et la Chine n'en viennent, comme un effet secondaire de leur propre affirmation d'elles-mêmes, à nous redonner un poids que nous n'av(i)ons pas au sein de l'« alliance » atlantique.

(UE ou pas UE, en effet, je crois en effet que rien n'a fondamentalement changé depuis Chateaubriand, ardent propagandiste des liens franco-russes : toute alliance (commerciale, militaire...) entre la France et la Russie a tellement de chances d'entraîner l'Allemagne à sa suite (ce qu'on appelle de nos jours l'axe Paris-Berlin-Moscou) qu'elle peut avoir une influence considérable - autre chose que de s'agenouiller devant les facilités fiscales du Luxembourg ou de chercher désespérément à faire plaisir à qui nous méprise autant que l'Angleterre. Cela ne signifie pas troquer un protecteur contre un autre, ou dire amen à tout ce que fait la Russie.)

(Au passage : les opinions que l'on peut se faire sur la politique étrangère de tel ou tel pays sont une chose, on peut très bien critiquer tel ou tel comportement de la Russie ou de la Chine, mais il est un peu culotté de demander à ces pays d'être, selon nos critères, aimables, comme s'ils nous devaient quelque chose, ou, c'est l'option Libéramerde depuis X années, comme si tout ce qu'ils faisaient à l'extérieur de leur pays était discrédité tant qu'ils resteront... ce qu'ils sont, et pour un certain temps encore. (Qui plus est, tout le monde sait bien que la politique étrangère est justement le domaine où les choses changent le moins, étant donné le poids des facteurs géographiques ; la nature de la politique intérieure des pays, monarchie, démocratie, dictature, n'y change pas nécessairement grand-chose, sauf cas de bellicisme (napoléonien, hitlérien, américain...) caractérisé.) Ce n'est tout de même pas la faute de ces pays si l'Europe a ouvert tout grand ses orifices à l'enculisme ango-saxon, et en redemande chaque triste jour que Dieu fait - l'esclave dépasse le maître ces derniers temps, le premier y a pris goût, le second fatigue... Un pays s'oppose en ce moment franchement à l'enculisme en question : on peut ne pas être ravi de ce qu'est la Russie actuelle et de la façon dont elle s'y prend, mais tant que l'on ne fait pas mieux - et même, que l'on ne fait rien - de son côté...)

Quoi qu'il en soit de ces perspectives géopolitiques, le propos du jour était de porter à votre connaissance ou à votre souvenir certains passages de L'étrange défaite qui m'ont frappé par leurs résonances contemporaines - dans ces cas-là, vous ne l'ignorez pas, il reste à savoir si on se trouve devant des complaintes vieilles comme la démocratie, et finalement inhérentes à son mode de fonctionnement (c'est la thèse de Musil-Bouveresse : les plaintes contre la modernité sont une composante indispensable de la modernité), le problème étant surtout qu'"Il nous manque la fonction, non les contenus", ou si la situation de la France après la débâcle de 1940 et de la France de 2008 sont particulièrement proches - les deux solutions n'étant pas totalement exclusives l'une de l'autre, en ce qu'une plainte permanente en état de démocratie parlementaire peut être plus ou moins justifiée selon les périodes.

De tout cela je vous laisse juges, la réponse n'étant d'ailleurs pas nécessairement la même selon les thèmes abordés par M. Bloch, que voici :

- "Nos ministres et nos assemblées nous ont, incontestablement, mal préparés à la guerre. Le haut commandement, sans doute, les y aidait peu. Mais rien, précisément, ne trahit plus crûment la mollesse d'un gouvernement que sa capitulation devant les techniciens." (p. 190)

- le Parlement (de nos jours, le gouvernement) : "Capable de se résigner à frapper l'électeur à la bourse, il craignait beaucoup plus de le gêner [dans sa vie de tous les jours]." (id.)

- il importe de "retrouver cette cohérence de la pensée qu'une étrange maladie semble avoir fait perdre, depuis quelques années, à quiconque, chez nous, se piquait, peu ou prou, d'action politique. A vrai dire, que les partis qualifiés de « droite » soient si prompts aujourd'hui à s'incliner devant la défaite, un historien ne saurait en éprouver une bien vive surprise. Telle a été presque tout au long de notre destin leur constante tradition : depuis la Restauration jusqu'à l'Assemblée de Versailles. Les malentendus de l'affaire Dreyfus avaient bien pu, un moment, paraître brouiller le jeu, en confondant militarisme avec patriotisme. Il est naturel que les instincts profonds aient repris le dessus ; et cela va très bien ainsi. Pourtant, que les mêmes hommes aient pu, tour à tour, manifester la plus absurde germanophobie et nous engager à entrer, en vassaux, dans le système continental allemand, s'ériger en défenseurs de la diplomatie à la Poincaré et vitupérer contre le « bellicisme » prétendu de leurs adversaires électoraux, ces palinodies supposent, chez ceux des chefs qui étaient sincères, une étrange instabilité mentale ; chez leur fidèles, une insensibilité non moins choquante aux pires antinomies de la pensée. Certes, je n'ignore pas que l'Allemagne de Hitler éveillait des sympathies auxquelles celle d'Ebert ne pouvait pas prétendre. La France, du moins, restait toujours la France. Tient-on cependant à trouver, coûte que coûte, une excuse à ses acrobaties ? La meilleure serait sans doute que leurs adversaires, à l'autre extrémité de l'échelle des opinions, ne fussent pas moins déraisonnables. Refuser les crédits militaires et, le lendemain, réclamer des « canons pour l'Espagne » ; prêcher, d'abord, l'anti-patriotisme ; l'année suivante, prôner la formation d'un « front des Français » ; puis, en fin de compte, se dérober soi-même au devoir de servir et inviter les foules à s'y soustraire : dans ses zigzags, sans grâce, reconnaissons la courbe que décrivirent, sous nos yeux émerveillés, les danseurs de corde raide du communisme. Je le sais bien ; de l'autre côté de la frontière, un homo alpinus brun, de moyenne taille, flanqué pour principal porte-voix d'un petit bossu châtain, a pu fonder son despotisme sur la mythique suprématie des « grands Aryens blonds ». Mais les Français avaient eu, jusqu'ici, la réputation de têtes sobres et logiques. Vraiment, pour que s'accomplisse, selon le mot de Renan, après une autre défaite, la réforme intellectuelle et morale de ce peuple, la première chose qu'il lui faudra rapprendre sera le vieil axiome de la logique classique : A est A, B est B ; A n'est point B." (pp. 183-84)


Il serait regrettable de ne pas finir ce tour d'horizon par quelques remarques dans lesquelles il m'est difficile de ne pas voir le reflet de mes propres hésitations, bonnes résolutions, et, pour finir, admirations :

- à propos de l'engagement des intellectuels, et justement par rapport aux partis politiques :

"Nous n'avions pas des âmes de partisans. Ne le regrettons pas. Ceux d'entre nous qui, par exception, se laissèrent embrigader par les partis, finirent presque toujours par en être les prisonniers, beaucoup plus que les guides. Mais ce n'était pas dans les comités électoraux que nous appelait notre devoir. Nous avions une langue, une plume, un cerveau. Adeptes des sciences de l'homme ou savants de laboratoires, peut-être fûmes-nous aussi détournés de l'action individuelle par une sorte de fatalisme, inhérents à la pratique de nos disciplines. Elles nous ont habitué à considérer, sur toutes choses, dans la société comme dans la nature, le jeu des forces massives. Devant ces lames de fond, d'une irrésistibilité presque cosmique, que pouvaient les pauvres gestes d'un naufragé ?" (pp. 204-205)

- à propos de l'engagement en général :

"Tant il est vrai que la vertu, si elle ne s'accompagne pas d'une sévère critique de l'intelligence, risque toujours de se retourner contre ses buts les plus chers." (p. 175)

- à propos de la France, s'il vous plaît :

"Surtout, quelles qu'aient pu être les fautes des chefs, il y avait, dans cet élan des masses vers un monde plus juste, une honnêteté touchante, à laquelle on s'étonne qu'aucun coeur bien placé ait pu rester insensible. Mais, combien de patrons, parmi ceux que j'ai rencontrés, ai-je trouvé capables, par exemple, de saisir ce qu'une grève de solidarité, même peu raisonnable, a de noblesse : « passe encore, disent-ils, si les grévistes défendaient leurs propres salaires. » [Voilà justement les limites de la pensée d'un enculiste, voilà ce qu'il ne peut comprendre.] Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération. Peu importe l'orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l'enthousiasme collectif suffit à les condamner." (pp. 198-99)




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Autre passage de témoin. Nous sommes tous des petits bossus rouquins, nous sommes tous des petits facteurs châtains... Vivent les partis politiques ! Vive l'enculisme ! Vive le NPA !

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